Souvenir d'un officier de la grande armée
escobarderie, me dit-il : il faut dans notre métier plus de franchise. Allez, mon cher capitaine, dire à vos camarades d’être plus conséquents et de se déclarer franchement pour ou contre le gouvernement des Bourbons. Dans une heure, j’annoncerai par le télégraphe la soumission entière de la garnison ou la résistance de quelques corps. »
De retour chez le major O’Neill, où les officiers m’attendaient, je fis part de l’ultimatum du général. Là-dessus grands cris, vacarme… Après avoir bien exposé la position des choses à tous mes camarades, je pris une feuille de papier où j’écrivis : « Je reconnais pour mon souverain légitime Louis XVIII, et jure de le servir fidèlement. » ; et après l’avoir signée, je la fis passer sous les yeux de quelques voisins qui la copièrent. Une demi-heure après, je les déposais toutes entre les mains du gouverneur qui fut fort satisfait. Le major O’Neill, excellent officier sous tous les rapports, s’était tenu à l’écart, pour ne pas gêner les officiers dans leur détermination.
Le 20 juillet au matin, les canons de la place, des forts en mer et de la rade, saluèrent le nouveau drapeau et la cocarde blanche fut reprise. L’agitation de la veille avait cessé, et les gardes nationales avaient reçu l’ordre de rentrer dans leurs foyers. Le gouverneur nous fit dire qu’il comptait sur la bravoure et le dévouement des troupes de la garnison pour conserver à la France son plus riche matériel.
L’ordonnance du 3 août, qui licenciait l’armée, ne fut mise à exécution, en Bretagne, qu’au début d’octobre, car on craignait le voisinage des Prussiens qui avaient pénétré jusque dans le Morbihan.
Le maréchal de camp Fabre eut la mission de nous licencier. Mission douloureuse, pour un militaire qui aimait ses compagnons de gloire et son pays.
Le 3 octobre, nous passâmes la dernière revue comme 47 ème . Le lendemain 4, les derniers débris de cette vaillante armée, qui pendant vingt-quatre années avait rempli le monde de ses exploits et montré ses immortelles couleurs dans toutes les capitales de l’Europe, étaient disséminés sur toutes les routes, le bâton à la main comme des pèlerins, demandant protection à ces ennemis que nous avions si souvent vaincus, plus généreux que nos compatriotes qui traitaient de Brigands de la Loire ces nobles vétérans de la gloire, ces victimes de la trahison.
Il y avait dans le port un chasse-marée en partance pour Bordeaux. Pour ne pas être obligé de rencontrer sur ma route les oppresseurs de mon pays, les soutiens de ces nobles qui se vengeaient sur nous des vingt-cinq années d’humiliations que la Révolution leur avait fait subir, j’y pris passage avec deux officiers.
LA TERREUR BLANCHE
12 octobre. – Le lendemain de mon arrivée à Bordeaux, je fus voir quelques connaissances que j’avais dans cette ville. Dans une maison, on me dit : « Nous sommes bons royalistes, mais nous ne voulons de mal à personne. Vous êtes probablement bonapartiste, nous vous engageons à vous assurer si vous n’avez rien de séditieux dans vos malles, parce qu’on est capable d’aller les visiter pendant votre absence, et à ne pas aller dans les cafés, crainte d’être insulté. Enfin dans votre intérêt et pour votre sûreté, nous vous engageons à quitter la ville le plus tôt possible. » C’était une jeune femme de vingt ans qui me disait cela, les larmes aux yeux.
Le soir, je fus au spectacle avec mes amis et un capitaine du 86 ème de ma connaissance. On chanta entre les deux pièces la fameuse cantate dont le refrain était : Vive le roi, vive la France, et le chant à la mode, vive Henri IV. Il fallut se lever de suite, et rester debout pendant tout le temps, et agiter son mouchoir blanc. À ne pas le faire, on aurait été jeté des loges dans le parterre. Je n’ai jamais entendu autant crier, hurler, vociférer le cri de : vive le roi, que dans cette infernale soirée. Ce n’était pas un spectacle, mais bien un vrai pandémonium où tous les démons de tous les sexes, de tous les âges et de toutes les conditions, s’étaient réunis pour exprimer des sentiments horribles. Peu de jours avant, les deux frères Faucher, tous deux maréchaux de camp, avaient été fusillés par les royalistes bordelais. La ville accusait les bonapartistes de leur avoir refusé la franchise du port.
Le matin du 14, je fis porter ma malle à la diligence de
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