Souvenir d'un officier de la grande armée
Clermont, et me décidai à faire le voyage à pied. Mes compagnons suivaient une autre direction. Nous eûmes un déjeuner d’adieu. Au cours de ce repas, un commis voyageur, ancien sous-officier du régiment, se permit de blâmer notre conduite, d’avoir suivi les drapeaux de l’usurpateur. Il s’ensuivit une forte querelle, qui ne cessa que par la disparition du provocateur. Le maître de l’hôtel, qui avait entendu cette discussion, nous dit : « Partez vite dans votre intérêt, et sortez par la porte de derrière. » On se dit adieu à la hâte, et l’on se sépara. Dix minutes après j’avais quitté Bordeaux, passé la Garonne en bateau, et cheminais tranquillement sur la route de Brannes, où j’arrivai pour passer la nuit.
Dans l’auberge, je fus pris pour le fils de la maison, qui était aussi au service. D’abord, je me prêtai à cette plaisante erreur, mais quand elle devint plus sérieuse, je dus faire bien des efforts pour désabuser ces braves gens, qui ne voulaient pas me croire. Je fus obligé, pour les convaincre, de leur montrer ma feuille de route et de demander à me retirer dans ma chambre. Les pleurs de la vieille mère me faisaient mal.
Le 16 octobre, je trouvai à Bergerac, dans l’auberge où je descendis, un capitaine de grenadiers du 47 ème , de mes meilleurs amis. Je demeurai là, pour passer avec lui deux jours, dans une douce intimité. Ce capitaine, excellent officier et brave militaire, avait alors une certaine popularité, dans la partie de la France que l’ennemi n’avait pas envahie. Il était chanté, loué, applaudi par tous les Français qui ne voyaient pas dans nos ennemis des amis. Ce fut lui qui, étant de garde, à l’entrée du pont de Tours, du côté de la ville, le jour de la fête du roi de Prusse, fit coucher sur le pont toutes les dames de Tours qui étaient allées célébrer cette fête dans les camps prussiens. Après la retraite, les barrières des deux côtés furent fermées et tout ce qui se trouva entre fut condamné à y rester jusqu’au lendemain matin. Les dames furent chansonnées, et le capitaine félicité par tous les généraux d’avoir un peu vengé l’insulte qu’on faisait à la France.
Le 20 octobre, un pauvre diable avec qui j’avais voyagé dans la journée du 17 et à qui j’avais payé une bouteille de vin, sachant que je devais arriver, dans cette soirée, à Argentat, eut la générosité de venir m’attendre sur la route pour me conduire à la meilleure auberge. Il était déjà nuit, et j’étais horriblement fatigué, quand j’y entrai. Ma lassitude, mon abattement, ma tenue assez mesquine, me firent sans doute prendre pour un des généraux proscrits à cette époque de vengeance, car aussitôt assis auprès du feu, un monsieur sortit de l’auberge pour aller chercher les gendarmes et m’arrêter. Je leur présentai ma feuille de route ; ils ne voulurent pas la regarder. Ils me dirent de les suivre chez le maire ; je protestai contre cette manière de faire leur devoir ; ils persistèrent : je dus obéir. Ce pauvre diable dont je viens de parler, et qui ne m’avait pas encore quitté, me disait : « Ne vous fâchez pas, ne résistez pas, ils vous mettraient en prison. » Conduit par eux, le peuple criait sur mon passage : Vive le roi, à bas le brigand de la Loire ! Dix minutes après, j’étais de retour à l’auberge, le maire ayant trouvé mes papiers très en règle, et s’excusant beaucoup d’avoir été contraint à cette mesure de police. Je fus me coucher sans rien prendre, tant la marche de la journée et mon arrestation de la soirée m’avaient accablé.
Le 21, à mon départ d’Argentat, je fus atteint par une forte pluie, qui ne me quitta point jusqu’à mon arrivée à Pleau. N’ayant que ce que j’avais sur moi, je demandai du linge et des effets pour changer en attendant que les miens se séchassent, mais j’étais logé dans une auberge où il n’y avait que des femmes ; je dus me servir d’une de leurs chemises, et passer le reste de la journée au lit, dans une chambre qui servait de salle à manger. C’était jour de foire, le temps était affreux ; j’eus nombreuse compagnie de forains.
En passant par Pleau, j’avais le projet de traverser les hautes montagnes d’Auvergne pour abréger ma route, mais je dus y renoncer, tous les montagnards me disaient que le passage, en cette saison, était impraticable. Je dus alors chercher à atteindre Aurillac, dont
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