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Souvenirs d'un homme de lettres

Souvenirs d'un homme de lettres

Titel: Souvenirs d'un homme de lettres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Alphonse Daudet
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elle aussi, des exhibitions du même genre.
Voilà plusieurs mois déjà que les fortes dames d'Outre-Rhin
poussent des « mein Gott » d'admiration devant les
services de Sèvres, les pendules Louis XVI, les salons blanc et or,
les dentelles de Chantilly, les caisses d'oranger, de myrte et
d'argenterie que les innombrables Palikao de l'armée du roi
Guillaume ont cueillis aux environs de Paris dans le pillage de nos
palais d'été.
    Car, eux, ils ne se sont pas contentés d'en
piller un. Saint-Cloud, Meudon – ces jardins du Céleste Empire – ne
leur ont pas suffi. Nos vainqueurs sont entrés partout ; ils
ont tout raflé, tout saccagé, depuis les grands châteaux
historiques, qui gardent, dans la fraîcheur de leurs pelouses
vertes et de leurs arbres de cent ans, un petit coin de France,
jusqu'à la plus humble de nos maisonnettes blanches ; et
maintenant, tout le long de la Seine, d'une rive à l'autre, nos
palais d'été grands ouverts, sans toits, sans fenêtre, se montrent
leurs murailles nues et leurs terrasses découronnées.
    C'est surtout du côté de Montgeron, de
Draveil, de Villeneuve-Saint-Georges, que la dévastation a été
effroyable. S.A.R. le prince de Saxe travaillait par là-bas avec sa
bande, et il paraît que l'Altesse a bien fait les choses. Dans
l'armée allemande on ne l'appelle plus que « le voleur ».
En somme, le prince de Saxe me fait l'effet d'être un podestat sans
illusions, un esprit pratique qui s'est très bien rendu compte
qu'un jour ou l'autre l'ogre de Berlin ne ferait qu'une bouchée de
tous les Petit-Poucet de l'Allemagne du Sud, et il a pris ses
précautions en conséquence. À présent, quoi qu'il arrive,
monseigneur est à l'abri du besoin. Le jour où on le cassera aux
gages, il pourra, à son choix, ouvrir une librairie française à la
foire de Leipzig, se faire horloger à Nuremberg, facteur de pianos
à Munich, ou brocanteur à Francfort-sur-le-Mein. Nos palais d'été
lui ont fourni les moyens de tout cela, et voilà pourquoi il a mené
le pillage avec tant d'entrain.
    Ce que je m'explique moins, par exemple, c'est
la rage que Son Altesse a mise à dépeupler nos faisanderies et nos
garennes, à ne pas laisser gros comme rien de plume et de poil dans
nos bois…
    Pauvre forêt de Sénart, si paisible, si bien
tenue, si fière de ses petits étangs à poissons rouges, de ses
gardes-chasse en habit vert ! Comme ils se sentaient bien chez
eux, tous ces chevreuils, tous ces faisans de la Couronne !
Quelle bonne vie de chanoines ! Quelle sécurité !…
Quelquefois, dans le silence des après-midi d'été, vous entendiez
un frôlement de bruyère, et tout un bataillon de faisanneaux
défilait en sautillant entre vos jambes, pendant que, là-bas, au
bout d'une allée couverte, deux ou trois chevreuils se promenaient
paisiblement de long en large, comme des abbés dans un jardin de
séminaire. Allez donc tirer des coups de fusil à des innocents
pareils !
    Aussi les braconniers eux-mêmes, s'en
faisaient un scrupule, et le jour de l'ouverture de la chasse,
lorsque M. Rouher ou le marquis de la Valette arrivaient avec
leurs invités, le garde général – j'allais dire le metteur en scène
– désignait d'avance quelques poules faisanes hors d'âge, quelques
vieux lièvres chevronnés, qui allaient attendre ces messieurs au
rond-point du Grand-Chêne et tombaient sous leurs coups avec grâce
en criant « Vive l'Empereur ! » C'est tout ce qu'on
tuait de gibier dans l'année.
    Vous pensez quelle stupeur, les malheureuses
bêtes, quand deux ou trois cents rabatteurs en bérets crasseux sont
venus un matin se ruer sur leur tapis de bruyères roses, dérangeant
les couvées, renversant les clôtures, s'appelant d'une clairière à
l'autre dans une langue barbare, et qu'au fond de ces taillis
mystérieux où Mme de Pompadour venait épier le passage de
Louis XV, on a vu luire les sabretaches et les casques pointus de
l'état-major saxon ! En vain les chevreuils essayaient de
fuir, en vain les lapins effarés levaient leurs petites pattes
frémissantes en criant : « Vive Son Altesse Royale le
prince de Saxe, » le dur Saxon ne voulait rien entendre, et pendant
plusieurs jours de suite le massacre a continué. À cette heure,
tout est fini ; le grand et le petit Sénart sont vides. Il n'y
reste plus que des geais et des écureuils, auxquels les fidèles
vassaux du roi Guillaume n'ont pas osé toucher, parce que les geais
sont blanc et noir aux couleurs

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