Spartacus
oiseaux noirs plantent leurs serres, lui arrachant de leurs becs acérés ce qui lui reste de chair.
Spartacus est accroupi, un poignard dans la main gauche, la droite serrant la hampe d’un javelot. De cette arme il montre, au milieu du camp, la grande tente du préteur Claudius Glaber.
— Pour moi, murmure-t-il.
— Et pour moi ! renchérit Crixos le Gaulois.
Vindex le Phrygien se joint à eux.
Jaïr le Juif s’est assis, jambes croisées. Il secoue la tête, dit qu’il ne tue pas.
— Moi, je tue ! répète Apollonia.
Ses cheveux sont couverts de terre. Elle lève ses deux mains qui serrent chacune un poignard.
— Allons, ordonne Spartacus.
Les licteurs dorment, recroquevillés dans l’entrée de la grande tente du préteur Claudius Glaber.
Ils meurent ensemble, sans un cri.
Le préteur est couché, bras écartés, poings fermés.
Spartacus lui écrase les lèvres de sa paume, lui enfonce son genou dans le ventre. L’effroi emplit le regard de Glaber.
— Je suis un homme libre de Thrace, lâche Spartacus.
Glaber se débat, puis, tout à coup, se raidit.
Spartacus se retourne. Crixos et Vindex ont planté leurs poignards jusqu’à la garde dans les flancs du préteur. Le sang gicle. Spartacus se redresse ; il voudrait parler, mais un cri jaillit, enfle, recouvre tout le camp, envahit la tente :
« Jugula ! Jugula ! Jugula ! »
Les gladiateurs et les esclaves profèrent ce mot qu’ils ont entendu hurler dans l’arène. Mais c’était leur propre mort qu’il annonçait.
Cette nuit, ce sont eux qui tuent, qui clament « Jugula ! Jugula ! ». Les milites s’enfuient. Saisis de terreur, ils se jettent du haut des rochers.
On renverse les tentes, on brise les coffres, on plonge le visage dans les jarres remplies d’orge bouillie, on boit avec tant d’avidité le vin des amphores qu’il coule sur les poitrines, dessinant des sillons dans la poussière grisâtre dont les corps sont couverts.
Spartacus parcourt le camp, enjambe les hommes que les gladiateurs dépouillent, qu’ils achèvent d’un coup de lame en pleine gorge : « Jugula ! Jugula ! »
Il s’assoit près de Jaïr le Juif qui, les yeux clos, reste immobile, tête baissée, mains jointes, le menton sur la poitrine.
— L’odeur du sang, murmure-t-il. Comme dans les arènes. L’homme pareil aux fauves…
— Ici le sang est versé pour vivre, réplique Spartacus. Là-bas, à Capoue, le sang…
Jaïr le Juif pose la main sur la cuisse de Spartacus et l’interrompt :
— Le sang de l’homme a toujours la couleur de la souffrance, dit-il.
Spartacus écarte brutalement Jaïr. Il se lève, marche à grands pas vers la croix, crie qu’il faut qu’on donne une sépulture décente au corps de Genua le Ligure.
Il commence, de la pointe de son javelot, à trancher les liens du crucifié et à chasser les oiseaux.
Il lui faudrait de l’aide. Il essaie de retenir des gladiateurs qui passent à proximité, mais ceux-ci se dérobent, paraissent ne pas l’entendre, ne pas le comprendre.
Il hurle pourtant, dans cette aube qui s’annonce et alors que des dizaines d’oiseaux noirs tournoient au-dessus du camp.
Il voit s’avancer vers lui Jaïr le Juif. Il s’assoit au pied de la croix, repliant les jambes, les emprisonnant entre ses bras, le front sur les genoux.
Il sent alors l’épaule de Jaïr contre la sienne.
— Les hommes sont ainsi, dit le guérisseur. Seuls quelques-uns se souviennent encore des morts et les honorent.
26
Souvent, sans cesser d’avancer, Spartacus se retourne.
Derrière lui marchent Apollonia et Jaïr le Juif, puis, à quelques pas, Crixos le Gaulois, Œnomaus le Germain, Vindex le Phrygien, et, plus loin encore, parmi la colonne bruyante des esclaves et des gladiateurs, il y a Curius, le maître d’armes du ludus de Capoue.
À l’horizon, Spartacus distingue les plateaux et les falaises du Vésuve, lignes qui se coupent au-dessous du sommet déjà enveloppé par les brumes.
Il plisse les yeux.
Il lui semble apercevoir les rapaces, cette nuée noire qui doit disputer aux loups les corps des soldats romains.
Il imagine le cadavre du préteur Claudius Glaber que les esclaves ont voulu clouer sur la croix après qu’on eut descendu et enseveli le corps de Genua le Ligure. À peine avait-on crucifié le préteur que, déjà, les oiseaux venaient lui crever les yeux, lui déchirer le ventre.
C’est alors que Spartacus a quitté le
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