Spartacus
mer.
Au-delà, à quelques jours de navigation, il y a les forêts de Thrace, les meutes de loups, la chasse en hiver, le ciel de l’enfance.
Il a envie de brandir le poing, de menacer ces dieux qui l’ont arraché à sa terre, à ses forêts, à ses cieux, pour le jeter ici, au milieu de ce troupeau.
Il faudrait rejoindre le rivage, s’emparer d’un navire, contraindre l’équipage à mettre le cap sur les côtes de Thrace, ces criques et ces golfes qu’il avait aperçus depuis le temple de Cybèle.
Ou bien il lui faudrait marcher à la tête d’une armée, vaincre les légions que Rome lèverait, franchir les fleuves et les montagnes, et voir tout à coup au loin les sombres forêts de Thrace, entendre les chants, les mots de son peuple.
Il faudrait…
Il descend les quelques marches qui conduisent au jardin.
Les corps sont si nombreux qu’ils cachent à demi la terre et les dalles des allées.
Ici et là, des hommes sont accroupis autour d’un feu. Des moutons, des chevreaux, des quartiers de bœuf rôtissent au-dessus des braises.
À chaque pas Spartacus découvre des arbres dont toutes les branches ont été cassées, des vignes arrachées, piétinées. Pas une seule statue qui n’ait été mutilée. Et on a égorgé et éventré les bêtes pour un simple morceau de viande. Leurs cadavres gisent là, entrailles épandues, que picorent en croassant les oiseaux.
On interpelle Spartacus. On lui tend une amphore, de la viande de mouton qui grésille encore.
Qu’il boive ! Qu’il mange !
Il s’éloigne. Peut-être ces voix qui tout à coup grondent profèrent-elles des injures. Mais il ne comprend pas cette langue. Ces hommes-là sont des Germains, puisqu’ils sont assis autour d’Œnomaus. Plus loin, les Gaulois de Crixos l’invitent à s’asseoir à leurs côtés, à boire avec eux. Ils croisent les mains sur leurs panses gonflées. Ils rient, tête à la renverse, ivres morts.
Ils offrent leur gorge.
Il suffirait d’une poignée de cavaliers romains surgissant tout à coup de cette ligne de cyprès ou de ces quelques bouquets de pins parasols, suivis par une centurie de milites, pour que Gaulois, Celtes, Thraces, Daces et ces gladiateurs échappés du ludus de Nola et du ludus de Cumes, et ces bouviers, et ces bergers, et ces esclaves qui ont abandonné leurs troupeaux, leurs champs, leur servitude, ne soient plus, avant même d’avoir entendu le galop des chevaux, le pas des fantassins, que des cadavres parmi les statues mutilées, les bêtes éventrées, les arbres dépecés, les vignes, les fruits et les fleurs piétinés.
Spartacus arpente longtemps encore le verger et le jardin.
Il y a là des milliers d’hommes et de femmes, un immense flot qui a crû comme un torrent sorti de son lit et dans lequel viennent se rassembler tous les cours d’eau, qui bientôt submerge, emporte les arbres, les bœufs, défonce les murs des villas, noie les hommes. Enfin il s’épuise, se réduit, se tarit, s’assèche.
Qui garde encore souvenir de sa puissance, de sa folie ?
Spartacus s’arrête. Au milieu des amphores, des débris de statues, il remarque, droit, un tambour romain pris dans le camp de l’armée de Claudius Glaber.
Il se saisit de ce haut cylindre de peau tendue, aux flancs serrés par des lanières de cuir qui retiennent deux baguettes renflées à l’une de leurs extrémités.
Il le porte jusqu’à la terrasse.
Jaïr le Juif est assis, jambes croisées, le dos appuyé au mur de couleur ocre.
Spartacus place le tambour devant lui.
— Frappe, dit-il à Jaïr, frappe !
Le tambour commence à résonner. Les corps dans le verger et le jardin se soulèvent, certains marchent jusqu’au pied de la villa et regardent Spartacus qui, les mains appuyées à la balustrade, la tête droite, a les yeux rivés sur l’horizon, le Vésuve, la mer.
Il fait un signe à Jaïr le Juif qui cesse de frapper le tambour.
— Vous êtes comme des bêtes sauvages déjà mortes ! leur crie Spartacus.
Il tend le bras.
— Je veux des hommes libres, des hommes qui sachent se battre, tuer et mourir !
— Tu veux des gladiateurs, en somme ! proteste une voix.
Il y a des cris, des rugissements, des rires.
— Tu veux remplacer Lentulus Balatius, devenir notre laniste, notre maître ! poursuit la voix.
— Tu n’es que l’un d’entre nous, crie quelqu’un d’autre. Il n’y a plus de maître !
Apollonia, tout à coup, bondit par-dessus la
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