Spartacus
Rome. Qui pourra dira ce qu’ils ont ensuite subi de la part de leurs différents maîtres ? La parole de ceux qui ont été guerriers avant d’être esclaves fascine ceux qui n’ont connu que la misère de l’esclavage ; pour eux, l’option la plus raisonnable consiste à s’assurer une jouissance brutale et rapide tant qu’il en est encore temps. Séduisant à nos yeux, le projet de Spartacus est pour le moins invraisemblable, en tout cas incompréhensible au plus grand nombre. Combien parmi ces hommes ont seulement entendu parler du Pô ou des Alpes ? Ces mots sont aussi abstraits que les noms des dieux étrangers que vénère chaque groupe d’esclaves. Autant prendre ce qui est à portée de main. Crixus parle de pillage, de vengeance, de gloire, de femmes violées, de caves vidées ; il leur parle de ce vin pur qu’ils vont boire dans des amphores décapitées à l’épée 73 , comme au temps de la liberté. Tel est le discours alternatif que défend Crixus. Voilà qui est parlé ! Les regards brillent et les rires puissants montent autour des brasiers.
En dépit de l’aura et du prestige dont bénéficie Spartacus, ces paroles concrètes assurent de nombreux partisans au chef gaulois. Au premier rang se trouvent les gladiateurs de Capoue, qui parlent sa langue et lui sont attachés depuis le début de l’aventure. Avec de tels hommes à leur tête, les milliers d’esclaves révoltés originaires de Gaule, d’Espagne et de Germanie ne redoutent plus rien. Ainsi, au printemps 72, tandis que les consuls quittent Rome avec leurs légions, les esclaves abandonnent le Bruttium et Thurium. Leur armée ne semble pas encore s’être scindée en deux, mais déjà certains groupes « commencèrent à ne plus être d’accord entre eux, et à ne plus tenir conseil en commun […]. Ainsi ces fugitifs, tous d’accord pour soutenir la lutte, étaient sur le point d’en venir entre eux à une sédition ». Toujours d’après Salluste, les deux troupes semblent définitivement opposées. Crixus, sans doute entraîné par son propre discours vengeur, « se laisse enfler par le succès, au point de ne se posséder plus ». Perdant le sens des réalités, il envisage peut-être de marcher sur Rome. Les Gaulois n’ont-ils pas quelques titres pour cela ? Ne sont-ils pas les seuls à s’être emparés de l’ Urbs trois siècles plus tôt ? Malgré les oies sacrées qui ont pu sauver le Capitole, les Romains gardent un souvenir traumatisant de cette expérience. Pourtant, même dans un contexte qui leur est provisoirement favorable, le projet de prendre Rome témoignerait bien des « présomptions » des Gaulois. La ville constitue une redoutable forteresse dotée de hauts remparts et de tours puissantes. Peuplée d’une nombreuse population qui peut être armée, elle constitue un objectif très difficile pour une armée régulière. Un siècle et demi plus tôt, Hannibal lui-même a renoncé à en faire le siège. En 72, Crixus et ses 20 000 ou 30 000 Gaulois n’ont aucune chance de réussir. Dépourvus de machines de sièges, ils seraient contraints à un long blocus pour prendre la ville par la famine. Avant d’en arriver à une telle extrémité, le Sénat n’hésiterait pas à faire revenir ses légions d’Espagne et d’Orient pour écraser les Gaulois sous les murs de la ville. Cette inconséquence stratégique montre bien tout ce qui sépare Crixus de Spartacus en tant que chef. Le premier, impulsif et primaire, est emporté par ses propres paroles et se laisse griser par le soutien de troupes qui ne sont pas moins présomptueuses que lui. En cela, les Gaulois décrits pas Salluste ressemblent parfaitement à la vision caricaturale que les Romains se font de leurs vieux ennemis. Les efforts de Spartacus pour maintenir la cohésion des deux troupes ne pourront rien y faire. Les Gaulois marchent sans crainte vers leur destin.
Au contraire de Crixus, le chef thrace correspond bien au portrait flatteur que Plutarque dresse de lui et agit davantage comme un Grec que comme un Barbare. Plutarque et Appien sont d’accord sur ce point : Spartacus est bien décidé à marcher sur les Alpes, quitte à traverser toute l’Italie pour atteindre son objectif. Pour éviter de passer par le Latium où les Romains voudront défendre leur capitale, le chef thrace suit la côte du golfe de Tarente jusqu’à Métaponte. Là, il peut obliquer vers le nord et emprunter les chemins de transhumance qui
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