Staline
de changer de politique, mais dissimule son incertitude derrière un
attachement à la politique en cours qu’il réaffirme sans cesse. Le 28 mai,
il déclare : « L’expropriation des koulaks serait une folie [575] » ; le
13 juillet, au Comité central, il accuse ceux « qui pensent que l’exploitation
agricole individuelle est au bout de ses forces et que ce n’est pas la peine de
la défendre » d’être des étrangers au Parti. « La véritable solution
consiste à stimuler la petite et la moyenne agriculture [576] . » Le
Comité central de juillet annule les réquisitions et augmente le prix des
livraisons agricoles à l’État, mais Staline y annonce aussi, avec une franchise
inhabituelle, une nouvelle politique, qu’il présente encore en pointillé. L’URSS,
dit-il, doit s’industrialiser, mais ne peut ni ne veut imiter les pays
capitalistes où l’industrialisation s’est, pour l’essentiel, effectuée par le
pillage des pays étrangers, des colonies ou des pays vaincus, ou par des
emprunts extérieurs, tous moyens interdits à l’URSS. « Que nous reste-t-il
alors ? Il nous reste une seule chose : développer l’industrie,
industrialiser le pays sur la base de l’accumulation intérieure […]. Où sont
les sources de cette accumulation intérieure ? […] Il y en a deux : d’abord
la classe ouvrière […] ensuite la paysannerie » qui doit, dit-il, payer
son « tribut [577] »,
car il est impossible de tirer beaucoup d’une classe ouvrière réduite (six
millions d’individus, employés compris), et qui représente la base sociale du
régime.
Or, la grande majorité des quelque 25 millions d’exploitations
agricoles individuelles sont de taille réduite et arriérées. Un tiers des
paysans n’ont pas de cheval et l’araire en bois est encore roi. Le koulak,
seul, dispose de quelques instruments modernes qu’il loue aux autres, dont il
utilise aussi les bras à bon marché ; il serait le seul à même de
constituer, peu à peu, des exploitations plus vastes et modernes, mais, malgré
les espoirs de Boukharine, il est très improbable qu’une couche de fermiers
enrichis sacrifie ses intérêts privés aux besoins de l’État et de l’industrialisation.
Cette couche, attachée à la hausse des prix du blé, est de plus reliée aux
intermédiaires privés ou nepmen, plus rapides et efficients que le lourd réseau
bureaucratique des coopératives ; eux aussi jouent à la hausse le prix du
blé et utilisent la pénurie à cette fin.
Imposer à la paysannerie le tribut dont parle Staline, la
ponctionner, réduire sévèrement sa consommation exige une collectivisation
massive, rapide et brutale des 25 millions d’exploitations individuelles
dont l’appareil ne pourrait, autrement, pressurer qu’une mince fraction. Il
faut donc abandonner la NEP, fondée sur le marché. Cette contrainte brutale
ébranlera le Parti, que Staline, préparant une véritable guerre contre la
paysannerie, doit au préalable domestiquer. La majorité de son appareil, même
central, formé pendant six ans à la lutte « antitrotskyste », contre
la « gauche » accusée de vouloir spolier la paysannerie, craint d’affronter
les paysans. C’est pourquoi Staline va louvoyer près d’un an. Il doit, avant d’agir,
isoler puis liquider au Comité central les partisans de Boukharine, qui,
soucieux de perpétuer l’alliance nouée avec le groupe de Staline contre les « trotskystes »,
ne mènent pourtant aucune lutte dans le Parti.
Il joue avec eux en nouant un filet d’intrigues dans lequel
ils finiront par se perdre. Au Bureau politique, Kalinine hésite, Kouibychev
flotte. Staline essaie de flatter Boukharine. Il lui déclare : « Toi
et moi, Nicolas, nous sommes des Himalayas ; les autres sont des nains. »
À la réunion suivante, Boukharine rapporte la phrase de Staline qui l’interrompt
en hurlant : « Tu mens, tu mens, tu mens, tu veux me mettre à dos le
Bureau politique ! » Qui ses membres ont-ils cru ? « Je
pense qu’ils m’ont cru moi, dira Boukharine, tout en faisant semblant de croire
Staline [578] . »
Mais Boukharine, orateur, publiciste et théoricien, n’est rien dans l’appareil,
et les membres du Bureau politique savent bien qu’en dehors des périodes
révolutionnaires les mots sont sans pouvoir. À l’occasion, Staline joue même
les victimes. Ainsi, au Bureau politique du 16 avril 1929, il envoie
à Boukharine le billet suivant :
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