Staline
« Tu ne me forceras pas à me taire
ou à cacher mon opinion par des cris m’accusant de "vouloir faire la leçon
à tout le monde". Viendra-t-il le moment où cesseront les attaques contre
moi ? »
Staline prend son temps. L’agriculture peut attendre que la
question du pouvoir soit réglée. Tant qu’il n’est pas assuré de disposer d’une
solide majorité, il noie les divergences et essaie de diviser ses opposants. À
la veille du Comité central de juillet 1928, il limoge du poste de Premier
secrétaire du parti ukrainien Kaganovitch, haï de ses collègues eux-mêmes pour
sa brutalité bureaucratique et son ukrainophobie, et s’attire ainsi à peu de
frais leur sympathie. Boukharine lit une longue déclaration contre la politique
de contrainte exercée sur la paysannerie au Bureau politique qui précède le
Comité central. Molotov la déclare antiléniniste. Staline affirme : « Je
peux en accepter les neuf dixièmes » et rédige une résolution copiée sur
la déclaration de Boukharine. Ce dernier, désorienté, dépose quatre
amendements. Staline les inclut dans sa motion [579] . Peu lui importe
le texte, seul compte le maintien du contrôle de l’appareil qui lui permettra d’en
user à son gré. En faisant adopter ses idées, Boukharine remporte une victoire
à la Pyrrhus, puisque Staline tient les rênes du pouvoir.
Le 11 juillet au soir, Boukharine, dans un grand état d’agitation,
se précipite chez Kamenev pour s’épancher. La « droite »,
expose-t-il, est apparemment majoritaire. À l’en croire, les dirigeants de
Leningrad, ainsi qu’Andreiev, Iagoda, le vice-commissaire au Guépéou, son
adjoint Trilisser, et le Bureau d’organisation, où figure le secrétaire du
Parti de Moscou Ouglanov, sont avec lui ; même Ordjonikidzé vacille, et il
conclut : « Nos forces sont potentiellement énormes. » Après
cette énumération illusoire, Boukharine, qui depuis quelques semaines ne parle
plus à Staline, fait de lui un portrait noir. « C’est un intrigant sans
principes qui subordonne tout au fait de se maintenir au pouvoir. Il change de
théorie d’après l’identité de la personne qui doit être éliminée au moment où
il parle […]. Il a cédé maintenant pour mieux nous étrangler […]. Il nous
étranglera […]. Il tient uniquement à garder le pouvoir. En cédant devant nous,
il est resté au volant et il nous écrasera par la suite [580] . » Il
faudrait l’écarter mais le Comité central n’est pas encore prêt à accepter sa
destitution, perspective qui effraie les dirigeants de Leningrad.
Kamenev, persuadé par des rumeurs diffusées par Staline
lui-même que le Secrétaire général va faire appel à lui et à son ami Zinoviev
face à la « droite », adresse à ce dernier un compte rendu de sa
conversation avec Boukharine, qui parvient à Staline quelques jours après. Le
Bulletin de l’Opposition de Trotsky, puis le Messager socialiste des
mencheviks, en publient, six mois plus tard, des versions très voisines.
Staline est peut-être l’organisateur de la fuite, car il utilisera largement
ces deux publications contre Boukharine afin de démontrer à l’appareil sa
déloyauté. La démarche de Boukharine vis-à-vis de Kamenev, écarté à jamais du
pouvoir par sa capitulation publique, persuade Staline qu’il mène un double jeu ;
elle lui suggère la possibilité, qui deviendra effective quatre ans plus tard,
d’une alliance entre les diverses oppositions ; elle lui fournit un moyen
de pression sur tous ceux, nombreux, que Boukharine a nommés, eux aussi
suspects de double langage et de double jeu. Le Guépéou l’a sans doute informé
que Kamenev a reçu Boukharine après un coup de téléphone (sur écoute) de
Sokolnikov lui proposant un « accord pour écarter Staline [581] ».
Staline prépare les conditions politiques des lendemains qui
déchantent. Rien n’indiquant que la paysannerie paiera de bon cœur le tribut qu’il
exige, il avance un axiome politique qui annonce la Terreur : « Plus
nous irons de l’avant et plus l’opposition des éléments capitalistes grandira,
et plus la lutte des classes s’aiguisera [582] . »
Il engage une campagne de diversion, en désignant des boucs émissaires
présentés comme responsables à la fois des difficultés actuelles et des échecs
à venir. Préparant l’abandon de la NEP, il montre du doigt l’ennemi : les « spécialistes
bourgeois » (ingénieurs, techniciens,
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