Staline
succès du mouvement de construction des kolkhozes, d’être allés trop loin en
collectivisant même les outils individuels et les volailles, bref d’avoir
commis des « exagérations » (peregibi). On cite souvent cette
seule partie de l’article en oubliant la seconde, dans laquelle Staline
présente comme un « énorme succès » la collectivisation de 50 %
des terres, succès qu’il invite les cadres à « renforcer » et à
mettre méthodiquement à profit pour continuer à aller de l’avant. Comment
mettre en œuvre ces conseils ? Khrouchtchev résume en quelques mots le
sens à donner au « Vertige du succès » : « Staline s’était
heurté de plein front à un mur sans pouvoir le briser, il fut donc obligé de
reculer. Mais en reculant il rejeta sa faute sur les autres, et ceux-là
allaient le payer très cher [608] . »
De nombreux cadres, amers et mécontents, protestent. Un groupe
de dirigeants du district d’Orlov écrit à Staline le 24 mars : son
article n’est qu’une « manœuvre publicitaire » pour détourner de lui
la colère des paysans vers les cadres inférieurs. Un travailleur l’invective :
nous, en bas, on se coltine les difficultés à mettre en œuvre la ligne, et « le
camarade Staline, pendant ce temps-là, dormait sans doute d’un sommeil héroïque
et n’entendait ni ne voyait rien de nos fautes […]. Et maintenant le camarade
Staline renvoie toutes les fautes à la base pour se défendre, lui et les sommets ».
Un ancien partisan proteste : « Maintenant on accuse les échelons
inférieurs de toutes les exagérations, en les contraignant à s’excuser devant
les paysans, alors que le camarade Staline les contraignait à faire l’inverse [609] . » La
liquidation des oppositions n’a pas liquidé tous les opposants.
Le succès enivrant, c’est le côté cour ; côté jardin, l’inquiétude,
voire la peur, domine. Une lettre confidentielle du Comité central, datée du 2 avril 1930,
dresse un tableau angoissé des soulèvements paysans et « d’une situation […]
menaçante. Si des mesures contre les déviations de la ligne du Parti n’avaient
pas été prises immédiatement, nous serions aujourd’hui confrontés à une large
vague d’actions paysannes insurrectionnelles et une bonne moitié de nos
militants de base auraient été brisés par les paysans et les semailles remises
en question ; la formation des kolkhozes aurait été interrompue [610] ». Les
circonlocutions de la langue de bois ne sauraient masquer l’aveu : le
Parti est confronté à une véritable guerre paysanne. Certes, face au Parti
centralisé, les paysans se battent en ordre dispersé, s’éparpillent en luttes
isolées qui embrasent ici un village, là un canton. Mais, même sans plan
coordonné, sans stratégie globale, ils peuvent affamer les villes. Et si le
mécontentement ouvrier s’exprimait maintenant, la survie du régime serait
menacée. Or, les semailles du printemps 1930 sont loin d’être assurées… En
Sibérie, au lendemain de la publication de l’article sur le « Vertige du
succès », la justice condamne à mort les violeurs assassins, tous membres
du Parti d’Atchinsk, de Minoussinsk et de Biisk. Kaganovitch y descend fin avril 1930
et demande une explication sur ces condamnations à mort. Lorsque le procureur
répond : pour « pillage et outrages », Kaganovitch l’interrompt
en demandant : « Quelle sorte d’excès est-ce là [611] ? » C’est
la bonne vieille méthode stalinienne. Mais le « Vertige du succès » a
un profond écho : les paysans sortent en masse des kolkhozes en
brandissant l’article ; fin février 1930, 56 % des propriétés
paysannes avaient été collectivisées ; fin août, il n’en reste plus que
21, 4 %. Au Kazakhstan, en quatre mois, les autorités libèrent 4 673 détenus,
rapatrient 1 160 familles déportées, rendent leurs biens (dans quel
état ?) aux propriétaires de 9 533 exploitations. Le recul de
Staline, déguisé par lui en « mesures contre les déviations de la ligne du
Parti », est profond, mais provisoire.
Staline a-t-il alors, comme on le dit très souvent, appliqué
à la campagne les propositions de l’Opposition unifiée après avoir exclu ses
dirigeants ? Certains opposants se rallient à lui parce qu’ils le croient.
Mais la ressemblance est purement formelle : la collectivisation décidée
par Staline ne vise pas à créer et à développer
Weitere Kostenlose Bücher