Staline
devant illustrer les miracles
de la rééducation par le travail, Staline décide de le construire en deux
ans : les délais exigés par Suez et Panama sont pulvérisés. Le « socialisme »
montre ainsi sa supériorité sur le « capitalisme ». En deux ans et
demi, 250 000 détenus devront tout faire à mains nues, sans gants, à
l’aide de pics, de pelles, de pieux, de brouettes et d’explosifs. La mortalité
est effrayante : 30 000 « rééduqués » au moins meurent
de faim, de froid, de blessures et de maladies.
Pour Zoubtchaninov, ancien détenu de Vorkouta, le Goulag de
Staline reprend et étend l’emploi du travail forcé sous le tsarisme : « Tout
au long de l’histoire russe, les conquêtes de territoires s’étaient
accompagnées de l’envoi forcé d’individus qu’à cette fin on privait de liberté
et de tous les droits de l’homme. » La colonisation de la Sibérie, la
construction de Saint-Pétersbourg, celle des usines de l’Oural s’étaient
effectuées grâce à cette main-d’œuvre servile. « Sous ce rapport, comme
sous bien d’autres, Staline continuait les traditions historiques de la Russie
tsariste. Mais les dimensions du système policier créé par lui élargissaient de
façon inhabituelle les possibilités de la colonisation forcée qui à son tour
exigeait l’élargissement et le renforcement de la dictature policière [613] . » Les
tsars ont en effet utilisé, jusqu’au milieu du XIX e siècle, des
paysans arrachés de force à leurs villages ou des soldats pour extraire du
minerai en Sibérie et construire des villes militaires et des fortins. Le
servage, avant son abolition en 1861, facilitait cette utilisation massive d’une
main-d’œuvre peu coûteuse, à la mortalité très élevée. Le Goulag réintroduit,
en le décuplant, ce servage ancestral.
Les soucis de la collectivisation et de l’industrialisation
ne détournent pas Staline du contrôle du monde intellectuel. Peu après le
suicide de Maiakovski, en avril 1930, il téléphone à Boulgakov, dont il
aime la pièce Les Jours des Tourbine, et qui, persécuté par la
censure, lui a écrit quelques mois plus tôt pour lui demander d’être autorisé à
partir à l’étranger. Plusieurs comptes rendus de cette conversation, hissée au
rang de récit mythique, circuleront dans l’intelligentsia moscovite. Staline s’excuse
d’abord d’avoir tardé à répondre à l’écrivain, mais il était tant occupé !
Boulgakov veut-il vraiment partir ? « Alors… vous en avez trop marre
de nous ? » Boulgakov bafouille que non. « Je voudrais vous
parler personnellement, reprend Staline. Je ne sais pas quand cela pourra se
faire, car, je le répète, je suis très occupé… En tout cas, nous nous
efforcerons de faire quelque chose pour vous [614] . » Craignant une farce, Boulgakov téléphone
au Kremlin. C’est bien Staline qui vient de lui parler. Un agent du Guépéou
souligne les effets sur le public du récit de cette conversation. « On a l’impression
qu’une barrière est tombée et que chacun voit le vrai visage de Staline. […] On
voyait en lui un fanatique, menant le pays à sa perte, on le jugeait
responsable de tous nos malheurs et on l’imaginait comme un être féroce
installé derrière les murs du Kremlin. Maintenant on dit : Staline est
vraiment un grand homme, et, en plus, simple et accessible […] et il n’a rien à
voir avec la ruine du pays. Il mène une ligne correcte, mais est entouré de
racaille […]. La popularité de Staline a pris une ampleur extraordinaire [615] . » Staline
ne se contente pas de reprendre la livrée monarchique du maître protecteur des
artistes contre les persécutions tatillonnes de ses fonctionnaires, il délivre
un message politique : Boulgakov est un grand écrivain, quand bien même il
est « blanc », hostile à la révolution, au régime social qui en est
issu et à sa bureaucratie qui a, dit-il, « tout englouti dans sa gueule d’enfer ».
L’Association des « écrivains prolétariens » (le RAPP), qui le
poursuit de sa haine tenace, doit désormais se méfier. Le coup de téléphone de
Staline les avertit que leur domination sur le monde des lettres touche à sa
fin. Bref, Staline prépare, en douceur, un virage vers le nationalisme :
il veut se concilier, tout en les intimidant, les rescapés de l’Ancien Régime
et jeter le RAPP par-dessus bord.
Au début de juin, Nadejda quitte Moscou pour trois
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