Staline
glaneurs
intempestifs. Les entrepôts sont surveillés par des gardes du commissariat du
peuple aux Affaires intérieures, qui tirent sans sommation sur les affamés qui
s’en approchent.
Staline, inquiet, réduit les exportations de blé, d’autant
que ses cours mondiaux fléchissent. En 1931, malgré une moisson en baisse de 1,5 millions
de tonnes, l’URSS en exporte 5180 000. En 1932, en pleine famine, les
exportations tombent à 1,7 millions de tonnes et se maintiennent à ce
niveau en 1933. Au cours des six premiers mois de cette année-là, l’URSS
exporte deux fois moins de blé (354 000 tonnes) qu’au cours de la
même période de 1932. Certes, ces 354 000 tonnes auraient pu fournir
un kilo de blé à deux millions d’affamés pendant six mois. Mais l’arrêt des
exportations aurait suspendu l’achat de machines indispensables au plan
quinquennal, dont une bonne partie rouillent à l’air libre en attendant la
construction des bâtiments où elles doivent être entreposées…
En janvier et février, la famine s’étend comme une épidémie.
Un responsable du parti de Vinnitsa écrit à Kossior : « Les cas de
cannibalisme et de nécrophagie se multiplient [699] . » Le 15 mars,
Kossior écrit à Staline : « D’après les données du Guépéou, 103 districts
de l’Ukraine sont ravagés par la famine [700] . »
Staline en veut à Kossior. Et pourtant, ces mots ne donnent qu’une vague idée
de la situation : des familles entières se nourrissent de soupe de paille
ou d’orties, de beignets d’arroches, de pelures de pommes de terre, d’herbe, de
chenilles, de morceaux de charogne. Hommes, femmes et enfants agonisent, le
ventre gonflé, leurs jambes à la peau craquelée laissent suinter de l’eau ou du
pus. Des mères, folles de faim, tuent leurs enfants, cuisent leurs membres et
les dévorent ; d’autres fabriquent et vendent des pâtés de chair humaine.
Les cadavres s’entassent dans les rues, le long des maisons, sur les chemins.
Les autorités définissent, à l’intention des fossoyeurs, une norme quotidienne
de cadavres à jeter à la fosse commune, en échange de quoi ils bénéficient d’une
ration complète de pain. Pour l’atteindre, les fossoyeurs enterrent des affamés
trop affaiblis pour se défendre [701] .
Ici ou là des épidémies de typhus ou de dysenterie sanglante dévastent les
survivants. Un quatrain anonyme accuse :
Pas de pain, pas de viande,
Mais du cinéma et de la musique.
Nous avons faim et nous sommes tristes,
Staline est avec nous sur le mur [702] .
Le Guépéou retrouve son auteur et le jette en prison. Un
kolkhozien écrit :
Sur la maison trônent la faucille et le marteau
Dans la maison règne la famine avec sa faux.
Pas de vache, pas de cochon,
À part Staline pendu au mur…
Ne cherche pas la tombe de cet enfant
Son père l’a mangé [703] .
Poussés par la faim, des centaines de milliers de paysans d’Ukraine
et du Kouban quittent leur village et leur kolkhoze et, pour échapper à la
mort, se ruent vers la Biélorussie, la Russie centrale et Moscou. Staline le
leur interdit. Le 22 janvier 1933, il signe avec Molotov une
directive aux instances du Parti et au Guépéou des régions concernées, qualifiant
cette fuite des affamés de sabotage organisé ou de complot : ce « "départ"
est organisé par les ennemis de l’Union soviétique, les
socialistes-révolutionnaires et les agents de la Pologne [704] » pour
saper les kolkhozes et le pouvoir soviétique, explique-t-il. Les troupes
spéciales du Guépéou dressent d’immenses barrages sur les routes. À la fin de mars 1933,
le Guépéou a arrêté 219 460 fuyards, en a renvoyé 186 588 chez
eux et traduit les 32 872 restants devant les tribunaux, qui les
envoient en prison ou au Goulag. Staline combat aussi la famine par la
déportation. Le 21 novembre 1932, le Bureau politique décide de
déporter 2 000 familles du Kouban, le 26 décembre, 500 familles
de la région d’Odessa, le 1 er janvier 1933, 300 familles
de la région de Tchernigov et 700 familles de Dniepropetrovsk, le 4 janvier
400 familles de la province de Kharkov, le 18 mars, 1 000 familles
de la région de Kiev qualifiées de koulaks et de petliouristes, et ainsi de
suite… [705]
Les souvenirs de rescapés de la famine, recueillis et
publiés en 1992 en Ukraine, puis en France dans L’Année noire, accusent « le
bourreau Staline ». C’est une litanie : « Le
Weitere Kostenlose Bücher