Staline
le précieux
carton dans une poche. Rykov se sent revivre. Un mois plus tard, apprenant son
arrestation, Radek vient demander à Boukharine de rappeler à Staline ses
services passés et de le prier de suivre personnellement son affaire.
Boukharine confirmera à Staline l’absence de tout lien entre Radek et Trotsky,
mais ajoutera tout de même : « Et en même temps qui sait [834] ? » Le
28 octobre 1936, la Pravda publie un article qualifiant Rykov
de « larbin des mencheviks » en 1917, et l’accusant d’avoir voulu
livrer Lénine au tribunal en juillet 1917 ; un peu plus tard, elle insulte
Boukharine. Les deux hommes protestent dans une lettre à Staline, qui ne leur
répond pas. Ces hommes voient en lui leur dernier recours, au nom de leur
complicité révolutionnaire passée, mais les temps ont changé et cette
complicité est précisément leur premier crime.
À la tête du commissariat à l’Industrie lourde depuis six
ans, Ordjonikidzé, réagissant en homme d’État, constate que c’est la campagne
de Staline contre les saboteurs imaginaires qui sabote réellement l’économie.
Directeurs et ingénieurs en chef, dénoncés ou craignant de l’être, ravagés par
la peur, affolés des conséquences de la moindre décision, attendent, préparent
leur baluchon en vue d’une arrestation prochaine, se suicident parfois, ce qui,
aux yeux de Staline, est une protestation contre le Parti, voire un aveu de
trahison. Ordjonikidzé, dans les derniers mois de sa vie, essaie de convaincre
Staline que les ennemis du peuple ont déjà été arrêtés et qu’il faut laisser
les cadres travailler. Le Chef répond sans tarder : à la mi-octobre, alors
que le pays célèbre bruyamment le cinquantenaire d’Ordjonikidzé, Beria arrête,
en Géorgie, son frère cadet Papoulia. Ordjonikidzé appelle Beria, qui, agissant
sur l’ordre direct de Staline, l’envoie poliment promener, au mépris de la
hiérarchie. Ordjonikidzé, de retour à Moscou, est victime d’un infarctus.
Face brillante de la répression, le culte de Staline atteint
alors des sommets, odeur de sang et d’encens mêlés qui rappelle les holocaustes
antiques. Les auteurs des odes les plus modestes expriment leur impuissance à l’exalter.
Il est le tout-puissant, le Créateur, l’indicible, et les mots ne sauraient
traduire sa grandeur et son génie surhumains. Isaac Deutscher voit dans ce
culte la pression idolâtre d’une société paysanne encore primitive. Mais les
paysans ont bon dos. Ils vénéraient avant-hier le tsar sans s’encombrer de ces
flagorneries hyperboliques et courtisanes fabriquées dans la section d’agitation
et de propagande du Comité central, sanctionnées par la cour du Guide, relayées
par les Unions des écrivains et des « créateurs », les cadres du
Parti, des journalistes, des poètes et des romanciers…
La cour de Staline essaie de deviner ses pensées les plus
secrètes. C’est à qui sera le premier à deviner les intentions du Secrétaire
général. Beria est le plus doué pour cet exercice. Staline prend plaisir à
troubler ce jeu servile en feignant, de temps à autre, de suggérer aux membres
de son entourage de lui donner leur avis personnel. Ainsi, en avril 1936,
Piatakov lui demande l’autorisation de faire décoller un nouveau modèle d’aérostat
en cas de circonstances météorologiques favorables. Staline transmet la
demande, pour avis, à Vorochilov, qui « pense qu’on peut le permettre ».
Staline commente : « Je suis contre », sans fournir la moindre raison.
Un tyran n’a pas à s’expliquer, car ce serait rendre ses décisions lisibles et
accessibles. L’aérostat ne décollera pas.
Le culte est l’avers de la répression en ce qu’il vise aussi
à constituer un facteur de cohésion, un ciment social que le Parti, secoué et
décimé de haut en bas, ne peut plus être. Mais ce culte n’a guère d’écho
populaire, et ce sont les intellectuels, les journalistes et les cadres qui
donnent le ton, tel Mikhail Koltsov, rédacteur de la Pravda et rédacteur
en chef du magazine Ogoniok et des hebdomadaires Crocodile et À
l’étranger, auteur de dithyrambes pompeux. Selon son frère, « il
croyait sincèrement, profondément, […] fanatiquement, en la sagesse de Staline ».
Après ses rencontres avec « le patron », il lui racontait dans les plus
petits détails « sa manière de parler, ses remarques particulières, ses
bons mots, ses plaisanteries. Tout
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