Staline
registre des visiteurs. Soudoplatov découvre un Staline
concentré, sûr de lui, calme, rayonnant de confiance en soi et d’une aisance
impressionnante. Il se promène dans la pièce, sa pipe bourrée mais éteinte, en
écoutant le rapport de Beria, qui dénonce le « grave danger »
représenté par Trotsky et ses partisans. Beria propose de confier à Soudoplatov
l’élimination de ce danger. Il aura la responsabilité de mobiliser toutes les
ressources du NKVD afin d’éliminer Trotsky. Staline acquiesce : « À
part Trotsky en personne, il n’y a aucune figure politique importante dans le
mouvement trotskyste. Si on élimine Trotsky tout danger disparaîtra. »
Puis il exprime son mécontentement face au retard pris. Spiegelglass, qui
devait mener l’opération dès 1937, a échoué et a été fusillé. Alors, se
raidissant, Staline ordonne : « Il faut en finir avec Trotsky dans l’année,
avant le début de la guerre, qui est inévitable. Sinon, lorsque la guerre
éclatera, ajoute-t-il, nous ne pourrons pas nous fier à nos alliés du mouvement
communiste international [961] . »
L’opération reçoit le nom de code de « Canard », qui a en russe le
même double sens qu’en français : une fausse nouvelle et un gibier à
abattre. Soudoplatov et son ami Eitingon demandent 300 000 dollars
pour financer l’opération. Staline les leur accorde. Ils se mettent en chasse
immédiatement.
Staline soumet toujours son entourage à la crainte
permanente d’être dénoncé, démasqué, condamné, qualifié de saboteur trotskyste
pour les crimes les plus inattendus. Ainsi, le 26 avril 1939, il
convoque Dimitrov en présence de Vorochilov et Molotov et lui demande sèchement
qui a préparé la liste des slogans du Comintern pour le 1 er mai.
Dimitrov, incapable de deviner quelle fatale erreur s’y est glissée, bafouille :
« C’est Manouilski », son bras droit, fidèle stalinien entre tous.
Staline explose contre les slogans « Staline, c’est la paix. Staline, c’est
le communisme. Staline, c’est la victoire ! » et lâche : « Manouilski
est un flatteur. D’ailleurs il a été trotskyste […] lors de la purge des
bandits trotskystes, il s’est tu, il ne s’est pas exprimé, et maintenant il se
met à lécher les bottes. C’est suspect ! » Staline se tait puis porte
un second coup : « Son article dans la Pravda, "Staline
et le mouvement communiste mondial", est un article nuisible, provocateur. »
Molotov renchérit : sa publication juste au moment où l’URSS entame des
négociations avec l’Angleterre est effectivement une provocation ! Il
interpelle Dimitrov : « Vous connaissez cet article ? » « Oui »,
marmonne Dimitrov, qui précise : « Mais je n’étais pas d’accord avec
Manouilski qui a utilisé ma maladie » et « laissait l’impression [l’hypocrite… !]
qu’il agissait en accord avec le Comité central ». Il faudra le remplacer,
éructe Staline. Dimitrov croit alors judicieux de manifester sa docilité en
sollicitant son avis sur « la question française ». Staline l’envoie
promener : « Nous sommes très occupés en ce moment. Réglez la
question vous-même. » Et il ajoute, moqueur : « C’est vous,
Dimitrov, qui êtes le président de l’Internationale communiste. Nous, nous ne
sommes qu’une section de l’Internationale [962] ! »
L’omnipotence ne permet pas tout. En janvier 1939, un
demi-million d’agents effectuent un nouveau recensement de la population, sous
le contrôle direct de Molotov. Des circulaires confidentielles les invitent à « étudier
systématiquement les endroits où s’entassent les sans-logis, les mendiants, les
enfants vagabonds », et à passer au peigne fin « les greniers, les
sous-sols, les cuves à goudron, les toilettes publiques et autres lieux [963] », où
Molotov et Staline s’attendent donc à trouver de nombreux habitants (surtout
des enfants orphelins ou abandonnés). Cette inspection minutieuse et
généralisée aboutit au chiffre officiel de 170 500 000 Soviétiques.
Les statisticiens, eux, n’en ont trouvé que 167 millions, mais il est
impossible de mettre encore ce recensement au rancart. On ajoute donc les déportés,
leurs gardiens et des morts, on décore les responsables du recensement, dont on
déclare confidentiels les résultats détaillés en ne publiant que des tableaux
de synthèse très généraux.
Molotov, qui a contrôlé l’opération,
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