Staline
Voznessenski) débarquent chez lui et le trouvent en effet prostré,
affalé dans un fauteuil de la petite salle à manger. Quand il voit entrer les
six hommes, il se pétrifie, il enfonce la tête dans les épaules, ses yeux
expriment l’effroi. « Il avait conclu manifestement, dit Mikoian, que nous
étions venus l’arrêter. » C’est le sort que lui auraient réservé des
hommes indépendants du système qu’il avait fondé, mais il a, heureusement pour
lui, façonné des serviteurs. Il les regarde et, d’une voix sourde, leur
demande : « Pourquoi êtes-vous venus [1108] ? » L’idée
de proclamer un Comité d’État à la défense le ragaillardit. Le 30 juin 1941,
cet organisme, présidé par lui, composé, outre lui, de Molotov, Vorochilov,
Malenkov et Beria, est officiellement proclamé.
Les fruits du système qu’il a formé sont amers. Il n’arrive
guère à savoir ce qui se passe réellement sur le front. Formés pendant la
Terreur à se protéger par le mensonge, les officiers ont d’abord le souci d’échapper
à sa colère. Du sergent au général, tout le monde dissimule et ment pour éviter
le châtiment. Ainsi, un rapport envoyé à Staline au début de juillet présente
des pertes allemandes trois fois supérieures aux pertes soviétiques (1664 avions
allemands abattus contre 889 avions soviétiques, 2625 tanks allemands
anéantis contre 901 tanks soviétiques !). Ce mensonge, dont Staline
lui-même a instauré le règne, se retourne contre lui.
Sa paralysie initiale se répercute du haut en bas de l’appareil
du Parti, du gouvernement et de l’armée, qui semble frappé de stupeur. L’amiral
Kouznetsov, l’un des seuls à échapper à cette inertie, en décrit les formes et
en analyse les raisons : « Staline décidait ; il ne restait aux
autres qu’à appliquer ses décisions. Aussi les gens perdaient-ils l’habitude de
l’initiative et apprenaient-ils à attendre les indications venues d’en haut
pour les exécuter sans réfléchir. » Staline étant paralysé, « son
état d’esprit se transmit à son entourage, incapable de prendre en main les
leviers de direction. Ils n’avaient pas appris à agir indépendamment, ils ne
savaient qu’exécuter les volontés de Staline, leur supérieur. Telle fut la
tragédie de ces instants [1109] ».
L’appareil militaire exécute la décision qu’il vient de recevoir et attend la
suivante ; son activité s’apparente donc à une succession d’à-coups. En
ces premiers jours de guerre, les conséquences en sont catastrophiques.
Incapable de dominer sa nervosité, pendant les premières
semaines de la guerre, il ballotte les divisions d’un bout à l’autre du front
en vertu de décisions prises au coup par coup et accable les commandants de
front de directives inapplicables. Un souci l’obsède d’emblée : trouver
les boucs émissaires de la déroute initiale, qui stupéfie la population. Le 30 juin,
il envoie cinq maréchaux (Chapochnikov, Koulik, Vorochilov, Boudionny et
Timochenko lui-même) sur le front Ouest, commandé par le général Pavlov, et
nomme au Conseil militaire du front Mekhlis, le spécialiste de la chasse aux « traîtres ».
Si les défaites sont dues à des agents de l’ennemi, Staline gagne sur tous les
tableaux : il n’en est pas responsable et la répression de 1937-1938
apparaît à la fois justifiée et inachevée. Le 1 er juillet, il
démissionne Pavlov, le convoque à Moscou, le remplace par Timochenko, puis le
renvoie sur le front.
Il attend le 3 juillet pour prononcer à la radio un
discours, resté célèbre en raison de l’appel aux « camarades, citoyens,
frères et sœurs, combattants de notre armée et de notre flotte » par
lequel il commence. Nerveux, il s’arrête parfois pour boire de l’eau. Sa voix
basse et rauque ponctue les mots qu’il égrène d’un souffle lourd. Il justifie
le pacte germano-soviétique qui a donné à l’URSS la paix pendant un an et demi
et la possibilité de préparer la riposte à l’attaque éventuelle de l’Allemagne.
Il ment sans retenue en prétendant que « les meilleures divisions de l’ennemi
et les meilleures unités de son aviation ont été défaites et ont trouvé la mort
[…]. Les meilleures divisions de l’armée fasciste allemande ont été battues par
notre Armée rouge ». Démentant involontairement ces propos, il invite les
populations à ne rien laisser aux envahisseurs en cas de retraite
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