Staline
l’Armée rouge vient de franchir la
frontière mandchoue : « Les choses vont encore beaucoup mieux que je
ne m’y attendais [1298] »,
leur dit-il. En veine de franchise apparente, il leur déclare que les savants
soviétiques ont tenté en vain de construire une bombe atomique, comme les
savants allemands dont l’Armée rouge a découvert un laboratoire. À son
habitude, après avoir traîné et tardé, il effectue un virage brutal et compense
par la hâte et la pression permanentes le retard accumulé. Il crée une
commission atomique, présidée par Beria, déchargé de la direction de la police
politique, flanqué de Malenkov, secrétaire du Comité central, Nicolas
Voznessenski, président du Gosplan, d’un trio de gestionnaires économiques,
Vannikov, Zaveniaguine et Pervoukhine, de deux savants, Kourtchatov et Kapitsa,
et d’un général du NKVD, Makhnev, chargé de surveiller et d’espionner tout ce
beau monde. La composition de la commission mélange souci d’efficacité et
combines politico-policières. Beria fait peser sur elle la pression constante
de Staline, à qui il doit présenter, chaque semaine, un rapport sur l’avancement
des travaux, dont le rythme ne répond évidemment pas aux exigences
hebdomadaires du chef.
Beria crée un département spécial, dit « S »,
chargé de la collecte de renseignements à l’étranger, dont il confie la
responsabilité à Pavel Soudoplatov, spécialiste des « affaires mouillées »,
c’est-à-dire des assassinats politiques. Ce département collationne les données
que lui transmettent déjà depuis un certain temps les agents soviétiques
infiltrés à Los Alamos : Klaus Fuchs, arrivé en décembre 1943, les
communistes américains Theodore Hall, Julius Rosenberg, David Greenglass, et
une demi-douzaine d’autres agents à des niveaux différents de la recherche
atomique. La richesse des informations fournies évite aux savants soviétiques
de perdre du temps et de l’argent à se fourvoyer dans les diverses impasses où
les savants britanniques et américains ont tâtonné. Mais en impliquant le Parti
communiste américain dans l’espionnage au profit de l’URSS, où ont été
entraînés plusieurs de ses dirigeants (son secrétaire Earl Browder, sa sœur et
son successeur Eugene Dennis de 1945 à 1959), cette activité de renseignements
a permis au FBI de présenter le PC américain comme une simple agence étrangère
et de le livrer, avec ses sympathisants, à la chasse aux sorcières déclenchée
par le sénateur McCarthy. Staline, que les ouvriers américains n’intéressent
pas, s’en moque. Pour lui, le seul intérêt d’un parti communiste aux États-Unis –
qui lui a déjà fourni une douzaine d’individus pour la préparation du meurtre
de Trotsky – est d’être une annexe de ses services de la diplomatie et des
renseignements, capable de lui fournir des agents directs ou d’influence dans l’appareil
d’État, comme Laughlin Currie dans l’administration présidentielle, Harry White
aux Finances, Alger Hiss et Laurence Duggan aux Affaires étrangères, ou Duncan
Lee dans l’armée.
Le programme atomique est très coûteux. Il faut le financer.
Or le pays est dévasté et ruiné. Staline décide donc de dépouiller la zone d’occupation
soviétique allemande, le futur « pays frère » d’Allemagne de l’Est.
Malenkov organise la rafle du matériel allemand et fait démonter et transférer
vers l’est des usines entières. Politique à courte vue : ce matériel,
utilisé au maximum de ses possibilités par les Allemands pendant les cinq
années de guerre, usagé et vieilli, parfois bon pour la casse, ne servira que
quelques années et aura pour principale conséquence de retarder la
modernisation de l’industrie. Ce pillage destructeur, mais finalement peu
rentable, ne peut suffire. Il faut ponctionner brutalement la population.
Mais si l’URSS est exsangue et ruinée, de larges couches de
la population attendent des changements démocratiques aux contours vagues, mais
néanmoins menaçants pour le pouvoir. La victoire sur le nazisme a en effet
donné aux survivants une indépendance d’esprit que révèlent les rapports de la
Sécurité d’État. Lors de la réélection des secrétaires de plus de 200 000 cellules
du Parti, entre le 1 er octobre 1946 et le 1 er octobre 1947,
des candidats proposés par les instances supérieures sont ainsi mis en
ballottage dans presque toutes les régions
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