Staline
leur cours.
Le parc forestier […] est passé au peigne fin. Le régime des cartes d’identité
a été durci et le contrôle automobile rendu plus systématique [1326] ».
Staline descend vers le sud dans une Packard blindée. Il
passe par Orel, où il a fait fusiller en octobre 1941 Racovski, Olga
Bronstein-Kamenev, Maria Spiridonova. La ville est en ruine. Sa voiture croise
une femme portant des seaux. Il s’arrête, descend, lui parle. Il recommence peu
après à Koursk. Les rares passants auxquels il s’adresse le remercient de la
victoire, pleurent, s’étonnent. Est-ce bien Staline ? Ils réagissent à sa
vue, comme l’écrivain léningradois Piotr Kapitsa, qui, dans une réunion, en
juin, a observé avec stupeur le Guide suprême : vieilli, à moitié chauve,
l’air harassé, la voix faible, le visage grêlé, couleur de papier mâché, les
dents jaunies, une caricature des portraits triomphants du chef éternel [1327] . Staline ne
recommencera plus l’expérience décevante de ces timides bains de foule.
De retour à Moscou, il se penche sur son image. Le 23 octobre 1946,
il réunit les dirigeants de l’Agit-prop pour évoquer la rédaction de sa
biographie. « Personne dans le monde, dit-il, n’a dirigé d’aussi larges
masses [1328] . »
Les deux comptes rendus, un peu différents, de cette rencontre convergent sur
deux points. Staline insiste sur l’importance de la biographie pour populariser
le marxisme-léninisme. La lecture des œuvres théoriques est chose ardue. De
larges couches de travailleurs, les simples gens, ne peuvent commencer à
étudier le marxisme-léninisme qu’à travers des récits de vie. Une résolution du
Secrétariat décide de publier des biographies de personnalités classiques du
marxisme, dont celle de Staline. L’un des présents, Pospelov, suggère pour
cette dernière un tirage de 500 000 exemplaires que Staline corrigera
bientôt : il en sera tiré 1 million.
Sa biographie jouera, pour les gens simples, le rôle que le Précis
d’histoire joue auprès des militants ; elle en sera la version
hagiographique, que Staline justifie à l’avance en transformant le marxisme en « religion
de la classe, en symbole de sa foi ». L’opération ne peut s’effectuer que
par l’intermédiaire de l’individu sacralisé, incarnation à lui seul du Parti,
qui, d’instrument de combat est transformé en objet transcendantal : « Il
faut enseigner l’amour du Parti, qui est immortel [1329] », ajoute
le Chef, mauvais prophète. La distance entre ce parti sublimé et le parti réel
est aussi abyssale que celle qui sépare la vie du Staline réel de celle que
raconte sa biographie autorisée. Mais le réel se venge : le collectif des
huit auteurs chargés de cette vie de Saint s’avère incapable de transformer
leur personnage en héros mythique. La longue chaîne des épithètes pompeuses et
des superlatifs ne peut donner chair à la grise langue bureaucratique.
La rédaction de cette biographie officielle, présentée comme
une révision de la brochure d’une trentaine de pages, qui en tenait jusqu’alors
lieu, est une entreprise délicate. Une cohorte d’historiens et de philosophes s’y
attellent, et remettent un premier projet à Staline, qui les convoque et les
tance vertement : « C’est un exposé à
demi-socialiste-révolutionnaire, subjectiviste. Qu’écrivez-vous donc ?
Staline a fait ceci, Staline a fait cela, Staline a fait quasiment tout. Et si
Staline meurt, que ferez-vous ? » Les auteurs répondent : « Nous
allons tenir compte de vos remarques et corriger. » Staline les envoie
promener : « On ne sait pas ce que vous allez faire. Je vais moi-même
essayer [1330] . »
Peu après, ils reçoivent un texte très amendé et enrichi d’éloges outranciers.
De sa main, Staline a ajouté plus de 300 corrections dont la phrase :
« Staline est le grand capitaine de tous les temps et de tous les peuples. »
L’écrit ne suffit pas. Il fait alors installer sur le sommet de l’Elbrouz (5 642 mètres)
sa statue dont le socle proclame : « Sur le plus haut sommet de l’Europe,
nous avons érigé le buste du plus grand homme de tous les temps. »
Cette autodéification exige une distance entre lui et le
peuple des adorateurs forcés. Il ne se manifeste quasiment plus en public, en
dehors de quelques apparitions rituelles sur le Mausolée, aux fêtes du 1 er mai
et du 7 novembre, où il agite mollement la main
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