Staline
adjoint,
Kiritchenko, visitant un kolkhoze, tombe sur une femme en train de découper en
tranches à la hache le cadavre de son deuxième enfant qu’elle se prépare à
saler, après avoir déjà mangé l’aîné. Khrouchtchev en informe au téléphone
Staline qui ricane : « Tu te ramollis ! On te trompe, on espère
toucher ta sensiblerie en te racontant des choses pareilles. On veut te forcer
à distribuer toutes tes réserves [1333] . »
Ce « on » indifférencié représente ces ennemis indéfinis, tapis
partout, que Staline peut découvrir à tout moment sous le masque même de ses
plus proches collaborateurs.
La Sécurité d’État photographie et communique à Staline des
centaines de lettres d’affamés qui répètent : « On n’a pas de pain du
tout, pas de pommes de terre, on mange des glands, nous commençons à enfler de
faim et nous mourons. Les enfants supportent patiemment la faim, ils se taisent
s’il n’y a rien à manger. Il nous reste peu de jours à vivre, car en se
nourrissant avec de l’eau on ne peut tenir qu’une semaine. Il y a déjà une
semaine entière que je n’ai rien mangé [1334] . »
Staline ne bronche pas, ou plutôt répond à la famine par la répression. Puisque
les affamés chapardent, ici ou là, deux œufs, un morceau de pain, trois épis de
blé ou des pommes de terre, un décret du 25 octobre 1946 intitulé « Sur
la défense des céréales d’État » ordonne au ministère de la Justice d’appliquer
strictement la loi des « cinq épis » du 7 août 1932, tombée
en désuétude, qui consistait à condamner à mort, sauf circonstances
atténuantes, pour toute atteinte à la « propriété kolkhozienne ».
Fin décembre 1947, Staline complète sa ponction brutale
de la paysannerie en promulguant une réforme monétaire : un nouveau rouble
est échangé contre dix roubles anciens (sauf pour les sommes déposées sur les
livrets de caisse d’épargne). La mesure ruine les paysans qui s’étaient
enrichis en vendant leur production individuelle pendant la guerre et qui, par
méfiance, avaient gardé leur argent par-devers eux. En France aussi, une
réforme monétaire a épongé les fameuses « lessiveuses » paysannes.
Comme hier, le déchaînement de la répression exige, en
contrepoint, le développement du culte du Chef, qui prend sa forme achevée. En
1946, le nouveau cinéaste vedette du culte stalinien, Tchiaourelli, le futur
réalisateur de La Chute de Berlin, en donne une première image, encore à
l’état d’ébauche, dans Le Serment. Une scène est particulièrement
caractéristique : Lénine vient de mourir, Staline s’en va seul dans la
neige vers le banc où ils ont tenu leurs ultimes conversations. La voix
assourdie du défunt s’élève, Staline lève les yeux vers le ciel, un rayon de
soleil passe entre les branches des arbres et, dans une image qui rappelle les
cornes de feu de Moïse choisi par le Seigneur, vient toucher son front illuminé
par une grâce supraterrestre. Staline est effectivement doté de pouvoirs
surhumains qu’une autre scène célèbre du film illustre à merveille : le
premier tracteur fabriqué en URSS arrive sur la place Rouge et tombe en panne.
Passe alors, à pied, le camarade Staline. Il interroge le conducteur sur ses
soucis. Boukharine ricane et d’une voix glapissante susurre qu’il vaudrait bien
mieux acheter à l’étranger de bons tracteurs que de construire des tacots
soviétiques. Le conducteur indigné stigmatise cette servilité devant l’Occident.
Staline se penche sur le moteur, effleure à peine les bougies, le moteur émet
bientôt un ronflement enthousiaste. Staline monte sur le siège, prend le
volant, pense à l’avenir et, surgis du néant et de son génie, des milliers de
tracteurs en surimpression sillonnent les champs. Il est Dieu tout-puissant. La
Chute de Berlin renforce encore cette image. Tout de blanc vêtu,
majestueux, tranquille, il irradie à la fois la force et la bonté.
La traduction idéologique du culte pose beaucoup plus de
problèmes que sa projection cinématographique. La publication des Œuvres
complètes de Staline est un vrai casse-tête ! Le 12 juin 1946,
le Bureau d’organisation a « obligé [sic !] l’Institut du
marxisme-léninisme à préparer et à soumettre en 1946 pour confirmation une
maquette des tomes 5 à 16 des Œuvres complètes de Staline [ainsi
que] la maquette d’une seconde édition complétée de la courte
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