Staline
guerre de Corée n’est pas loin.
CHAPITRE XXXIII
La traque finale
Un soir de 1948, une voiture de la Sécurité d’État vient
cueillir à son domicile le poète Arseni Tarkovski, le père du réalisateur d’Andreï
Roublev, et l’emmène au siège du Comité central. Là, le secrétaire des
Jeunesses communistes, futur chef du KGB sous Brejnev, Alexandre Chelepine, lui
explique : le soixante-dixième anniversaire de Staline approchant, la
décision a été prise de publier en russe les poèmes de jeunesse de Staline,
écrits en géorgien, et de lui confier le grand honneur de les traduire. On lui
tend une serviette de cuir contenant les précieux textes.
À la date fixée, Tarkovski n’a pu traduire que les quatre
premiers vers du premier poème. Lorsqu’on vient le chercher, il est au
désespoir. On l’introduit dans le bureau de Chelepine, qui lui déclare : « Avec
la modestie qui lui est propre, le camarade Staline a mis son veto sur notre
décision. » On paie, pour son brin de traduction, une somme coquette à
Tarkovski qui confiera plus tard : « C’étaient des vers tout à fait
acceptables, très convenables. Et innocents. Rien sur la lutte des classes,
rien sur l’inégalité sociale […]. Il parlait des fleurs, des petits oiseaux [1411] . » Quel
mobile a pu pousser Staline à finalement interdire la publication de ses vers
de jeunesse ? Sa « modestie » officielle n’y est pour rien, bien
sûr. Sans doute craignait-il de cautionner une poésie étrangère au « réalisme
socialiste ». Ses vers de jeunesse étaient trop dangereusement inoffensifs…
Cette année-là, il part tard en vacances. Descendant au tout
début de septembre en train vers Sotchi, le spectacle du blé pourrissant dans
des wagons sans toit entassés sur des voies de garage le met en fureur : « Sur
toutes les routes, de l’Ukraine à Simferopol, écrit-il au Bureau politique, une
grande quantité de blé stocké gît dans les gares à ciel ouvert. S’il pleut, le
blé périra. Il faut en finir avec ce crime [1412] . »
Il exige la punition du ministre responsable de la collecte, Dvinski, bientôt
limogé. Le scandale découle à ses yeux de la seule défaillance
individuelle ; il ne s’interroge pas sur l’indifférence des autorités
locales, des kolkhoziens, cheminots et chefs de gare, et sur ses raisons.
Partout ailleurs, pourtant, le blé continue à pourrir en plein air.
Un mois plus tard, il va visiter Sébastopol, dévastée par
les violents combats de 1942 et 1944. La cité n’est plus qu’un champ de ruines
qui dément les communiqués officiels sur la reconstruction du pays. Staline
informe le Bureau politique de son indignation face à l’impression accablante
que produit la ville, dont la renaissance traîne lamentablement. « Sans l’intervention
de Moscou, la ville restera longtemps encore en ruine, démonstration vivante de
notre incurie, que l’on interprétera comme un signe de notre impuissance. »
Et, faisant allusion au récent tremblement de terre qui avait à moitié détruit
Achkhabad, au Turkménistan, il s’emporte : « Faudra-t-il attendre un
tremblement de terre à Sébastopol pour s’occuper enfin de reconstruire la
ville ? » Le Bureau politique constitue aussitôt une commission. Le
tremblement de terre d’Achkhabad suscite aussi sa colère ; plusieurs
milliers d’habitants, surpris, sont morts écrasés sous les débris. Nul ne les a
avertis. Staline s’indigne de l’image de l’État donnée par cette impéritie. « On
peut penser que nous ressemblons à l’Éthiopie [1413] . » C’est
fâcheux, car l’État c’est lui.
Son attitude dans ces affaires exprime le rapport ambigu qu’il
entretient avec la couche bureaucratique qui règne sur l’État. Il en défend les
privilèges, multiplie ses distinctions tout en la maintenant dans un état de
tension, d’incertitude et d’inquiétude permanent. Les différentes castes
parasitaires à travers l’histoire, la noblesse, les clergés de toute sorte, la
bureaucratie nazie, ont vécu dans l’assurance, parfois trompeuse, mais
intériorisée, de leur présent et de leur avenir au moins proche. Leur maître et
protecteur pouvait être brutal et capricieux, mais s’il l’était trop, ses
protégés s’en débarrassaient : c’est le sort qu’ont connu Caligula, Néron,
Domitien, le tsar Paul I er et bien d’autres. Les disgrâces
individuelles, plus ou moins nombreuses, découlaient de
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