Staline
révolutionnaire.
Le 3 juin s’ouvre le premier congrès des soviets,
dominé à plus de 80 % par les SR et les mencheviks. Il interdit la
manifestation que les bolcheviks veulent organiser le 10 juin et fixe la
sienne au 18. Ce jour-là, près d’un demi-million de manifestants défilent dans
les rues, des dizaines de milliers à Moscou et dans d’autres villes, en clamant
les slogans bolcheviks hostiles au gouvernement de coalition et à sa
politique : « À bas les [dix] ministres capitalistes ! Tout le
pouvoir aux soviets ! Paix aux chaumières, guerre aux palais ! »
La manifestation aiguise l’opposition entre les partisans du
Gouvernement provisoire et ses adversaires. Le 16, Kerenski a ordonné l’offensive
sur l’ensemble du front ; elle commence le 18 juin en Galicie. Après
de courtes et inutiles percées payées d’énormes pertes, le front se stabilise.
Ce fiasco sanglant exacerbe les tensions. Les revendications des nationalités s’ajoutent
aux revendications sociales des ouvriers, confrontés à une vague de lock-out.
En mai s’était tenu à Kazan un congrès des nationalités musulmanes ; le 10 juin,
un gouvernement autonome ukrainien, la Rada (conseil), se proclame à Kiev et
promulgue le même jour sa première loi fondamentale (Universal).
Les partis socialistes renvoient, eux aussi, la réponse aux
aspirations nationales à une Assemblée constituante, dont la convocation,
remise au lendemain d’une victoire de plus en plus incertaine, exaspère toutes
les revendications. Le 2 juillet, les quatre ministres cadets,
monarchistes libéraux, démissionnent du gouvernement pour abandonner aux
socialistes le bénéfice de la déroute de Galicie. Ce geste déclenche une
explosion. Ce jour-là, Staline assiste à la conférence bolchevique de
Petrograd. Arrivent soudain deux délégués du 1 er régiment de
mitrailleurs, dirigé par des bolcheviks, qui exigent que le Parti organise une
manifestation contre le gouvernement. La conférence refuse. Staline part au pas
de course à la réunion commune des bureaux du soviet des ouvriers et soldats et
du soviet des paysans, demande la parole, raconte l’incident et ajoute : « Nous
sommes contre toute manifestation, nous avons envoyé nos agitateurs dans les
régiments et dans les usines pour empêcher les ouvriers et les soldats de
descendre dans la rue… Je demande au président de faire figurer cette
déclaration au procès-verbal [234] . »
Puis il tourne le dos, claque la porte et s’en va. Sa demande sera perçue comme
le camouflage grossier d’une tentative de prise de pouvoir, sous couvert de
freiner les masses impatientes.
Le 3, à l’initiative du 1 er régiment de
mitrailleurs, des usines débraient et des dizaines de milliers de manifestants
déferlent dans les rues vers le siège du Comité exécutif central des soviets en
exigeant « tout le pouvoir aux soviets ! ». Le Comité central du
parti bolchevik s’associe au mouvement sans le pousser à son terme, convaincu
que la prise du pouvoir à Petrograd resterait isolée, et comme telle condamnée
à l’écrasement. Privé de perspective, le mouvement reflue. Le comité bolchevik
de Cronstadt téléphone à la Pravda pour demander s’il faut aller
manifester à Petrograd avec des armes. Le Comité central l’avait interdit.
Staline répond : « Les fusils ? Vous le savez mieux que nous,
camarades ! Nous autres écrivailleurs, nous trimbalons toujours nos armes,
les crayons, avec nous. Pour ce qui est de vos armes, vous devez le savoir
mieux que nous [235] . »
Il encourage ainsi en sous-main le comité de Cronstadt à contourner la décision
du Comité central qu’il a lui-même votée, mais nul ne peut l’accuser d’en avoir
donné l’ordre ou la consigne.
Le 4, c’est le reflux. Des troupes gouvernementales
rétablissent l’ordre. Les bolcheviks sont accusés d’avoir tenté un coup d’État,
les locaux de la Pravda sont saccagés. Un ancien député bolchevik,
Alexinski, devenu patriote, communique au gouvernement Kerenski un faux « prouvant »
les liens de Lénine avec l’état-major allemand. Seul un bolchevik modéré peut
demander au président du soviet, le menchevik géorgien Tchkéidzé, d’en empêcher
la publication dans la presse. Le 5 juillet, le Comité central charge
Staline de cette mission, qui n’aboutira pas. Mais Staline n’est nullement
responsable de l’échec : l’hystérie antibolchevique et
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