Staline
auraient, selon eux, encamisolé
par la violence une réalité rétive et engendré des monstres. Mais cette
promesse de tout pour tous et tout de suite est une fable. Les deux auteurs
donnent, d’ailleurs, une étrange définition de l’utopie : « Les
bolcheviks offrirent l’illusion : la paix, la terre, le pain. La réalité
fut une nouvelle guerre, la confiscation du pain, la famine [266] . » Mais la
paix, la terre et le pain, c’est bien ce que la masse des paysans, des soldats,
des ouvriers, indifférents à la conquête des Détroits et à la victoire du « droit »,
jugent réaliste et réclament. Des centaines de milliers de paysans-soldats ont,
dès l’été 1917, planté leur baïonnette en terre, quitté les tranchées,
leurs rats, leurs poux, et sont partis au village participer au partage de la
terre que seule la paix pouvait leur garantir. Toutes les forces politiques,
mis à part les bolcheviks, leur dirent alors : la paix est impossible
avant la victoire, et la terre intouchable avant l’Assemblée constituante. Les
masses populaires soutinrent donc ceux qui proclamaient la justesse de leurs
aspirations et avaient pris le pouvoir pour les réaliser. Les cavaliers de
Kornilov expriment à leur manière cette réalité lorsqu’ils soupirent : « Que
pouvons-nous faire quand toute la Russie est bolchevique [267] ? » C’est
le refus de la paix et du partage des terres voulus par l’immense majorité qui
est à l’origine d’une nouvelle guerre civile inexpiable.
Que peut bien faire un commissaire aux Nationalités dans un
empire qui explose ? Son commissariat à demi virtuel se constitue dans des
conditions folkloriques, révélatrices du désordre ambiant. Le 2 ou 3 novembre,
le révolutionnaire polonais Pestkovski erre dans l’institut Smolny. Nommé
directeur de la Banque d’État, accueilli par les injures des employés présents
et les huées du conseil de la banque qui lui a refusé la clé du moindre coffre,
il a pris la fuite. Il cherche un autre emploi, se présente à Staline, et lui
propose ses services pour constituer son commissariat encore inexistant.
Staline lui griffonne un mandat. Pestkovski arpente Smolny et embauche un vieil
ami qui s’occupe sans enthousiasme du ravitaillement des gardes rouges. Les
deux hommes dénichent deux chaises et une table, les poussent contre un mur et
y accrochent une feuille de papier blanc portant en gros caractères tracés au
crayon bleu : COMMISSARIAT DU PEUPLE AUX NATIONALITÉS. Pestkovski décore
son collègue du titre de directeur des services (inexistants) du commissariat
et le présente à Staline qui grogne un « hum » indistinct et s’en va.
Pestkovski fait fabriquer du papier à en-tête et un cachet qu’il paie de ses
deniers. Il court demander mille roubles à Staline, qui l’adresse à
Trotsky : « Il a de l’argent. Il en a trouvé à l’ancien ministère des
Affaires étrangères [268] . »
Trotsky lui prête, contre reçu, 3 000 roubles que les Nationalités ne
rembourseront jamais aux Affaires étrangères.
Staline signe le 1 er novembre un décret du
Conseil des commissaires du peuple publié le 2, affirmant le « droit des
peuples de Russie à disposer librement d’eux-mêmes, y compris [le droit à] la
séparation totale et [à] la constitution d’un État indépendant », abolissant
tous les privilèges nationaux et religieux. Cette reconnaissance des
aspirations nationales qui ébranlent l’ancien empire russe se heurte bientôt à
la volonté allemande de mettre la main sur l’Ukraine, la Pologne et les pays
baltes, puis à la volonté de dépeçage de l’ex-empire affirmée par la France et
l’Angleterre. Quelques jours plus tard, le 14, Staline lit le texte du décret
qui reconnaît l’indépendance de la Finlande devant le congrès du Parti
social-démocrate finlandais à Helsingfors. Le 22 novembre, il signe avec
Lénine un « Appel aux travailleurs musulmans de la Russie et de l’Orient »
les invitant au combat contre les puissances impérialistes, qui rencontre peu d’écho.
Les annexions allemandes, la proclamation de petites républiques indépendantes,
puis la guerre civile vont réduire comme peau de chagrin le domaine de son
commissariat.
Il n’en est sans doute pas fâché. Il y est flanqué d’une
demi-douzaine de collaborateurs, en majorité polonais, lettons, et baltes. Pour
eux, comme pour Rosa Luxemburg, qui reproche aux bolcheviks de soutenir
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