Stefan Zweig
tandis que Magellan vient de paraître en allemand à Vienne, il se repose au Portugal, à Estoril, avec Lotte. Il fume des cigares brésiliens en contemplant la mer qui faisait rêver le fier explorateur. Aura-t-il son courage, aura-t-il sa patience, saura-t-il tenir le cap, tandis que le vent de la haine hurle aux portes et que risque à chaque instant de sombrer l’Humanisme, ce vieux vaisseau qui fait eau de toutes parts ?
Magellan, c’est la leçon qu’il tire de son propre livre, l’invite à suivre son chemin tel qu’il se l’est tracé, sans peur ni concessions à ses lieutenants et capitaines, compagnons de fortune et d’infortune, pour lui Rolland, Roth, Romains, Duhamel, Mann, Feuchtwanger ou Zech, qui cherchent leur route sous un ciel brouillé. A chacun la sienne, à chacun son étoile, semble lui dire Magellan, par-delà sa triste odyssée.
L’Anschluss
Le dimanche 13 mars 1938, un plébiscite appelle les Autrichiens aux urnes. A la question « Voulez-vous d’une Autriche libre, indépendante, germanique, sociale, chrétienne et unie ? », ils sont invités à répondre simplement Ja oder Nein , oui ou non. Les enquêtes auprès de l’opinion publique annoncent un raz de marée en faveur du oui. Le chancelier Schuschnigg respire : il croit avoir écarté le danger qui pèse sur son pays. Depuis que les nazis ont pris le pouvoir en Allemagne, l’annexion ne fait plus rêver qu’une minorité de pro-Allemands fanatiques ou fanatisés. Convoqué comme un valet à Berchtesgaden pour y rencontrer Hitler, le 12 février, le chancelier s’est vu sommé de rappeler dans son gouvernement les nazis autrichiens, de nommer leur chef Seyss-Inquart ministre de la Sûreté et d’affirmer ainsi sa vassalité. Faute de quoi, la Wehrmacht envahirait l’Autriche sans autre forme de procès. Soumis à un véritable chantage politique et militaire, Schuschnigg, rentré à Vienne, a pris une série de mesures de nature à satisfaire aux exigences du Führer.
Le 16 février, il a déclaré l’amnistie pour tous les nazis autrichiens prisonniers, y compris ceux qui ont participé au meurtre de Dollfuss en 1934, et il a appelé Seyss-Inquart à la Sûreté. Il veut gagner du temps. Mais, le 20 février, à Berlin, Hitler prononce un discours capital qui trouve un écho sinistre en Autriche et en Tchécoslovaquie, où il est entendu comme un avertissement. D’une voix dont tous les témoins décrivent la force magnétique, Hitler promet, au nom du Reich, de « protéger les peuples germaniques… le long de nos frontières ». Le message est clair : les sept millions d’Autrichiens et les trois millions d’Allemands des Sudètes, en Tchécoslovaquie, appartiennent au III e Reich. Dans un discours-réponse au Bundestag autrichien, Schuschnigg tente une faible riposte et affirme que l’Autriche sera rot, weiss, rot (rouge, blanc, rouge – les couleurs de son drapeau) zum Tod (jusqu’à la mort). Les nazis accueillent ses propos avec une extrême violence, arrachent les haut-parleurs qui diffusent le message sur les places, et frappent les gens venus l’entendre. Le plébiscite est la dernière idée à laquelle s’accrochent Schuschnigg et les libéraux autrichiens. Le dernier rempart contre la tyrannie. Il s’organise dans la fièvre, mais aussi dans l’espérance : à Vienne, dans les milieux juifs, on croit encore à l’avenir de la liberté et de la paix. Le peuple lui-même, si favorable lui fût-il jadis, répugne à un Anschluss avec le régime à croix gammée. Il n’est que de lire les Mémoires de contemporains, citoyens autrichiens, comme Dernière valse à Vienne. La destruction d’une famille 1842-1942 de George Clare 1 , ou Souvenirs d’un monde disparu. Autriche 1878-1938 , de Bertha Szeps Zuckerkandel 2 , et les analyses des témoins étrangers comme Le Troisième Reich 3 de William Shirer, journaliste américain alors en poste à Vienne, pour comprendre que la majorité des Autrichiens n’a pas vu le danger, ou n’en a pas mesuré l’ampleur. Avec le recul, l’Histoire rend les choses plus limpides. Elles apparaissent sur le moment infiniment plus troubles et trompeuses, brouillant les voies entre lesquelles choisir. Ceux qui, comme Zweig, persuadés du désastre, ont émigré à temps, sont une minorité. Non moins désespérée, et non moins victime, mais qui du moins s’est fait une juste idée des événements à venir, quand tous les autres
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