Stefan Zweig
solidaire.
Avec la Torah (l’Ecriture), la Ménorah (le Chandelier) est l’emblème sacré qui a toujours accompagné l’exode. Sa perte offense un peuple durement éprouvé. « Pourquoi Dieu nous traite-t-il avec tant de rigueur parmi les peuples ? », s’interroge le rabbin Eliezer dans le récit de Zweig au cours d’une tirade inhabituelle chez un auteur aussi économe, car elle occupe toute une longue page. « Pourquoi nous jette-t-il sous les pieds des autres peuples… ? poursuit-il. Pourquoi détruit-il tout ce que nous construisons, pourquoi brise-t-il nos espérances, pourquoi nous chasse-t-il de tous nos asiles ?… Pourquoi attise-t-il contre nous la haine de tous les peuples à tour de rôle… ? » Quand les Juifs se réunissent, ils se plaignent de leur sort, mais plus que les humiliations, l’exil leur paraît la plus insupportable des souffrances. Assis dans leur cimetière, entre les tombes, sur des pierres à demi brisées, ils se lamentent sur cet exode qui n’en finit pas, ne finira peut-être jamais.
Que la Ménorah leur soit ravie leur est moins cruel que de la savoir errer, symbole d’un destin qui s’acharne, au rythme des pillages et des persécutions. La conclusion de la légende porte la marque du désespoir contemporain de Stefan Zweig. Benjamin Marnefesch réussit à sauver le chandelier sacré et, juste avant de mourir, l’enterre dans le plus grand secret, pour qu’il échappe aux pilleurs, aux barbares, et repose sous terre, dans la paix des morts. Personne ne saura où il se trouve. « Il demeure le secret de Dieu et dort dans les ténèbres des âges ; qui sait s’il y dormira toujours, invisible et perdu pour son peuple qui continue sans repos d’errer d’exil en exil, ou si l’on finira par le découvrir le jour où ce peuple se retrouvera lui-même, et s’il resplendira dans le temple de la paix ? »
La signature de Zweig est claire : en 1936, quand paraît en allemand chez Reichner Le Chandelier enterré , et en 1937 sa version française 4 , l’écrivain, solidaire du peuple juif, aspire au repos qu’on lui refuse, au foyer qu’il cherche en vain. La seule lumière, dans la nuit qui se répand autour de lui, vient de sa foi encore intacte dans l’esprit et le cœur d’une élite capable – comme le peuple juif – de faire mentir la violence, l’injustice et la haine. De Dans la neige au Chandelier enterré , chaque nouvelle ou légende juive, parmi toutes celles, profanes, dont le moteur est la passion, porte son message de sagesse et de résignation. « Que peut faire d’autre le Juste dans un monde inique et cruel, où la force triomphe éternellement, sinon se détourner du monde et se tourner vers Dieu ? » La parole juive, dans l’œuvre de Zweig, c’est cette part de soumission. L’heure est venue où l’homme ne peut plus combattre son destin et ne peut plus trouver d’autre arme que la prière, l’écriture, ou le sommeil.
4 Traduit par Alzir Hella, Grasset.
Le refuge d’Albion
Le 27 mai 1939, Joseph Roth s’éteint à Paris. Zweig prononce à Londres une allocution funèbre en l’honneur de ce « chevalier sans peur et sans reproche, tout entier consacré à cette tâche sacrée : la lutte contre l’ennemi du monde et en même temps contre son propre destin ». Il dresse un magnifique portrait de cet ami, trop tôt disparu, qui alliait en lui les qualités de l’homme russe, de l’homme juif et de l’homme autrichien ; puis il célèbre la beauté et la grandeur de l’œuvre, à travers Hiob, La Marche de Radetzki et La Crypte des Capucins , romans inoubliables, dit Zweig, qui sont la plus belle preuve de la contribution des Juifs à la culture allemande. La fin de son discours est un plaidoyer pour ce trésor tant aimé et tant menacé : « Mesdames, Messieurs, dit-il en anglais, devant un public londonien venu nombreux se souvenir du “saint buveur” ainsi que Roth s’est nommé lui-même dans un dernier poème, en Allemagne la littérature subit avec Hitler la plus terrible défaite de son histoire, elle est sur le point de disparaître complètement du paysage de l’Europe. » Il en appelle au courage et à la patience, à la foi aussi de tous ceux qui, comme Roth et comme lui-même, se sentent investis de cette tâche sacrée, défendre le dernier bastion. Le bastion de la langue, de la littérature et de la culture allemandes. « Tenir le poste, professe-t-il, là
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