Stefan Zweig
en lui, avec d’autant plus de prégnance dans l’exil ; il n’a pu trancher les liens qui l’attachent au destin des siens. Qu’il le veuille ou non, se confirme en lui, à la veille de l’Holocauste, alors que recommencent les persécutions millénaires, un instinct de reconnaissance. Ou d’identification. Il pensait être un citoyen du monde, laïque, cosmopolite, libre comme l’oiseau, et tout un poids de souffrances et la malédiction d’un peuple le rappelle à la vérité. Il est juif. Même s’il ne sait plus prier et s’il a perdu l’usage des coutumes ancestrales, il en a la révélation. On ne se débarrasse pas de sa plus ancienne histoire.
Fidèle à ses principes, il ne fait aucune déclaration spécifique en faveur des persécutés, et il irrite Cholem Asch en s’obstinant à refuser son concours au prêche sioniste. Il réagit autrement. Au fil de sa vie, dans de courtes nouvelles qui rythment son œuvre, il a toujours aimé se remémorer, de loin en loin, ses origines. Mais le soir venant, sa mémoire s’avive. Et c’est une très longue nouvelle qu’il écrit cette fois pour témoigner du drame dont il est le témoin impuissant, parmi les victimes anonymes. Il en lira les premiers extraits inédits à des passagers de troisième classe, concitoyens allemands de religion juive, qui ont fui leur pays en catastrophe et voguent avec lui, sur un autre pont, à bord du même paquebot vers Montevideo (septembre 1936). Cette nouvelle, qu’il intitule légende, a pour titre Le Chandelier enterré (Der begrabene Leuchter) . Elle conte l’histoire fabuleuse de la Ménorah, le chandelier à sept branches, qui doit orner l’autel de Dieu, à Jérusalem. Lors du sac de Rome, en 455, que Zweig met en scène dans les premières pages de son récit, les Vandales l’emportent parmi leur énorme butin. Désespérés d’avoir dû le livrer, les Juifs de la ville organisent un petit cortège : quelques sages, des vieillards, et un enfant de sept ans suivent depuis le ghetto les pilleurs jusqu’à la mer, escorte dérisoire et pitoyable à l’emblème divin, objet du sacrilège. Le petit garçon, Benjamin, tentera en vain d’arracher le chandelier d’or aux soldats qui l’ont capturé, il aura le bras cassé ; de retour chez les siens, il recevra le nom de Marnefesch, l’Eprouvé.
C’est lui, devenu à son tour un vieillard, que les Juifs de Rome envoient à Byzance dans l’espoir de récupérer la Ménorah dont ils savent qu’elle a été une nouvelle fois victime d’un pillage et qu’elle est sur le point de repartir sur les routes. Ils craignent de perdre sa trace. Comment le vieil homme, las et désabusé, la retrouve et comment, à quatre-vingt-huit ans passés, il finit par l’emporter, par la foi et la sincérité, sur les forces brutes des conquérants, c’est tout le sel de l’histoire, infiniment douce et triste. Les Juifs, dans la nouvelle, représentent l’éternelle victime parmi le genre humain. « Tous les maux de l’univers retombaient inévitablement sur eux, ils le savaient, et ils savaient aussi, depuis longtemps qu’ils devaient accepter leur destin sans murmurer, car toujours et partout ils étaient peu nombreux, toujours et partout faibles et impuissants. Leur seule arme était la prière. » Les Juifs que Zweig a choisi de décrire sont des expatriés, des déracinés, d’éternels errants. De Jérusalem à Babylone, d’Alexandrie à Rome, et, on le devine, de Berlin à Vienne, à Budapest, à Varsovie, ou de Moscou à Vilno, leur longue histoire n’est que le récit d’un voyage perpétuel. On n’échappe pas à son destin, écrit Zweig. « Où l’on voulait se reposer régnait le tumulte, où l’on cherchait la tranquillité on rencontrait la guerre… Ce n’était que dans la prière qu’on trouvait protection, quiétude et consolation en ce monde bouleversé. » Le on est lourd de sens. L’auteur procède à une fusion, il est lui-même dans ce « on » tyrannisé, parmi ces Juifs toujours en fuite, en quête éternelle d’un foyer. C’est la première fois qu’il s’immisce aussi clairement dans sa famille spirituelle, et qu’il dit « on » ou « nous » en parlant d’elle. Peut-être l’écriture est-elle pour lui, ici, dans cette « légende », une forme de prière. Il participe à sa communauté et cherche avec elle la voie de la sécurité et de la paix. C’est sa manière à lui d’être
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