Stefan Zweig
Rosemount . C’est le dernier acte d’optimisme de Stefan Zweig : il l’a achetée, pensant y fonder un foyer. Ce refuge est une ancienne et gracieuse villa, située Lyncombe Hill, sur les hauteurs de Bath, comme celle du Kapuzinerberg l’était sur les hauteurs de Salzbourg. Une chambre d’amis y est aménagée, au-dessus du salon, de la bibliothèque et de leur propre chambre. Au fond d’un jardin en pente, agrémenté d’arbres centenaires et de buissons en fleurs, se trouve un potager, avec des pommes de terre, des petits pois et des salades. Des bow-windows , une véranda et une inévitable pelouse confèrent à l’ensemble un air typiquement anglais. « Tout ce que je fais consiste à tenter de mettre ma vie privée en ordre au milieu d’un monde chaotique », écrit-il à Felix Braun, en cet automne.
Zweig semble avoir eu raison, en 1934, de choisir pour asile l’Angleterre plutôt que la France. Les plus fâcheux échos lui parviennent du pays où il fut si heureux, si libre dans sa jeunesse, et où il compte tant de lecteurs et tant d’amis. De dix-sept à soixante-cinq ans, tous les Allemands et Autrichiens de sexe masculin résidant en France ont été priés par décret de se présenter aux commissariats des villes ou des villages où ils habitent et de se constituer provisoirement prisonniers. Transférés dans des camps de détention pour des contrôles d’identité, ils seront, pour la plupart, assez rapidement relâchés. Mais l’humiliation les aura marqués au fer rouge et ils s’en souviendront leur vie durant. Les plus antinazis d’entre eux, dont certains ont fui Berlin, Munich ou Dresde dès 1933, n’échappent pas à cette relégation, qui les ravale au rang de bandits et leur vaut un séjour derrière des barbelés. Lion Feuchtwanger, qui vit à Sanary, publiera en 1942, sous le titre Le Diable en France , le brûlant témoignage de sa mésaventure française, celle de son internement au camp des Milles, une ancienne tuilerie proche d’Aix-en-Provence, reconvertie pour « accueillir », si l’on peut dire, étant donné les conditions d’hygiène, de nourriture et de répression, les ressortissants d’origine germanique – Allemands, Tchèques ou Autrichiens – sur lesquels pèse le soupçon du gouvernement français. Ils y seront plus de mille, en 1939, et jusqu’à trois mille en 1940. Feuchtwanger y passera de longs mois puis s’en évadera, quittant la France par la frontière avec l’Espagne, gagnant le Portugal et de là, enfin, l’Amérique. Le diable dont parlera Feuchtwanger est-il déjà en France ? Ce diable qui rend les hommes ennemis les uns des autres, attise les rancunes, ravive les vieilles blessures et fait renaître la haine ? « Ce qui gouverne la France, écrit l’auteur du Juif Süss , antinazi notoire, homme de gauche et grand lecteur de Stefan Zweig, ce qui l’a toujours gouvernée, c’est l’esprit du ministre de l’Intérieur Fouché. » A Bath, où il est heureusement libre de vivre chez lui, dans sa jolie villa, Zweig est cependant soumis à toutes sortes d’enquêtes et de contrôles. « Je me sens un peu prisonnier, écrit-il à Romain Rolland, le 11 septembre, non dans le sens matériel mais moral. » Et il ajoute : « C’est un peu drôle d’être traité en Allemand du Reich, après que j’ai ouvertement refusé de reconnaître l’annexion de l’Autriche. »
A la déclaration de guerre, Friderike et ses filles se trouvent à Paris dans leur appartement de la rue de Grenelle. Elles ne seront pas inquiétées. Zweig envoie à son ex-femme un document signé où il lui donne le droit de continuer à porter son nom si cela peut lui être utile, comme il le croit, dans un pays où son nom fut longtemps connu et honoré. Cela l’aidera à se faire reconnaître comme une personnalité antinazie de la première heure. Il ne sait pas encore que Feuchtwanger, désespéré, se voit traiter exactement comme s’il n’avait jamais écrit de livres, comme si aucun d’eux n’avait jamais été traduit en français, alors qu’il a vendu des milliers d’exemplaires en France, des centaines de milliers en Angleterre et aux Etats-Unis. Mais lui-même, convoqué au Foreign Office, ne doit-il pas produire toutes sortes de pièces d’identité, épeler son patronyme, et répéter inlassablement, devant des fonctionnaires dont le visage de marbre affecte l’indifférence, qu’il est écrivain, l’auteur de
Weitere Kostenlose Bücher