Stefan Zweig
où le destin nous a mis. » On dirait qu’il s’exerce à l’optimisme, s’exhortant lui-même à un peu d’espoir et, dans un sursaut, s’interdisant de s’abandonner au deuil et à la mélancolie.
Il passe l’été à Bath, station thermale bien connue des Anglais, dans une pension de famille située Landsdown Road et nommée Landsdown Lodge. Le calme de la petite ville va le rasséréner quelque peu, il recommence à travailler à un roman, prend des notes pour un Balzac futur et, comme pour se consoler de la nuit qu’il porte en lui, ajoute à ses Heures étoilées de l’humanité une autre nouvelle sur la mort de Cicéron. « Encore une victime de la dictature, écrit-il, qui rêvait d’ordre et s’entêta dans sa foi en la justice. » Lotte, qui souffre d’un asthme inquiétant et tenace, se porte mieux à Bath, et il semble lui-même s’apaiser. Mais les auspices funestes viennent assombrir les deux mois de son séjour. Loin de Londres, sous un ciel d’un bleu sans nuages et dans une chaleur roborative, alors que le paysage verdoyant, avec ses collines et sa rivière, lui rappelle les beautés perdues du Salzkammergut, le climat n’en est pas moins chargé et lourd à son cœur. Au décès de Roth, succède le suicide d’Ernst Toller, à New York. La mort de ses amis obsède Zweig. Il est solidaire de leur désespoir. Il ne croit pas que Roth lui-même soit mort de maladie, son alcoolisme, ainsi qu’il l’a souligné dans son oraison, n’était qu’une forme supérieure d’autodestruction. Le naufrage des artistes dans la tempête qui secoue leur siècle « n’est imputable qu’à notre époque, pense-t-il, cette époque sans goût et sans droit, qui pousse les êtres les plus nobles au désespoir ».
Fin août, la signature du pacte germano-soviétique l’indigne moins que d’autres, il n’a jamais nourri d’espérances du côté russe. Et l’entrée des troupes allemandes en Pologne, le 31 août, referme d’un coup la parenthèse de l’été 1939. Quand, le 3 septembre, la Grande-Bretagne et la France se portent au secours de la Pologne et déclarent la guerre à l’Allemagne, il n’éprouve aucune joie, aucun enthousiasme guerrier ni revanchard à l’idée qu’elles vont peut-être barrer la route, déjà jonchée de cadavres, au dictateur nazi. Le filet vient de se refermer sur lui, Zweig se sent pris au piège. Ses derniers espoirs de paix, s’il en avait encore, sont balayés, le même scénario qu’en 1914 se reproduit, l’Histoire inlassablement se répète, les hommes ne retiennent rien des leçons du passé. Avec un sentiment d’horreur et de profond découragement, il voit se mettre en place, en Europe, un deuxième conflit fratricide. « Je ne veux pas assister ni survivre à une deuxième guerre », écrit-il à Felix Braun, en juillet 1939.
A Londres, où il était hier encore un réfugié politique, il est maintenant an alien enemy (un étranger ennemi) parce qu’il parle allemand. Ses hautes relations et sa demande déjà ancienne de naturalisation lui valent de n’être pas soupçonné d’espionnage ou d’autres méfaits civiques. Classé dans la catégorie B des alien enemies , considérée comme la moins dangereuse, il évite de justesse l’internement. Ses déplacements sont désormais soumis à des autorisations, il ne peut quitter Bath sans en référer aux instances policières locales. « Quand je fais le compte de tous les formulaires que j’ai dû remplir ces dernières années, dira-t-il, je mesure tout ce qui s’est perdu de dignité humaine dans ce siècle que, dans les rêves de notre jeunesse pleine de foi, nous voyions comme celui de la liberté, comme l’ère prochaine du cosmopolitisme… »
Inquiet de la tournure que prennent les événements pour ses concitoyens en exil, il dépose une demande d’autorisation de mariage, dans le but d’épouser Lotte et ainsi de la protéger contre toute poursuite. Le 6 septembre, jour de la capitulation de Cracovie, il épouse la jeune femme à Bath, au cours d’une rapide cérémonie civile, en présence des témoins Hannah Altmann (l’épouse de Manfred, le frère de Lotte) et Arthur Ingram, un ami avoué. Lotte devient la deuxième madame, Frau ou lady Zweig. Fin septembre, tandis que Varsovie rend les armes à son tour et que l’Allemagne signe avec l’URSS un partage de la Pologne, le nouveau couple s’installe dans une maison au doux nom de
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