Stefan Zweig
vide » : « Parce que ma patrie n’existe plus, écrit-il, je ne suis nulle part chez moi. »
« L’émigration n’est pas une bonne chose », ne cesse de répéter Klaus Mann. Sur le plan financier, Stefan Zweig est un des moins à plaindre. L’Anschluss n’a pas trop entamé sa fortune et sa famille est à l’abri du besoin. Mais le malheur qui le frappe, cet exil à contrecœur, brise en lui à jamais toute joie de vivre. Weiss et Roth lui doivent de ne pas mourir de faim, mais la gratitude, il le sait bien, n’est pas leur première qualité, et ils passent leur temps dans leurs lettres à se moquer de lui ou à le critiquer. Les amis allemands de Zweig le surnomment, entre eux, Stefz. Roth, en particulier, ne perd pas une occasion de lui adresser des reproches. « Ses faiblesses, dit-il, pour tout ce qui est démoniaque, dès lors qu’il se trouve en sécurité sur le bon côté de la route », le mettent en colère. Sa dépendance financière vis-à-vis d’un autre écrivain, tout grand ami qu’il soit, blesse son amour-propre.
« Il n’y a pas deux écrivains comme Zweig pour venir en aide à ses collègues avec une telle grandeur d’âme et une telle générosité », rappelle Franz Werfel. Mais Zweig aura lutté en vain contre les tentatives suicidaires de celui qu’il appelle « mon cauchemar bien-aimé », Joseph Roth. « Nous sommes peu nombreux et vous savez, même si vous vous révoltez contre moi, lui a-t-il écrit à l’automne 1937, qu’il n’y a personne qui tienne à vous autant que moi, que je supporte toutes vos amères récriminations sans réagir contre vous ; cela ne vous sert à rien, vous pouvez faire contre moi ce que vous voulez, me dénigrer, me combattre en privé ou publiquement, vous ne réussirez pas à empêcher que j’aie pour vous un amour malheureux, un amour qui souffre de votre souffrance et que votre haine mortifie. » Il sera présent jusqu’à la fin, d’une exemplaire fidélité à l’heure où chacun se replie sur soi et joue sa propre carte. Hermann Kesten, assez peu indulgent dans ses souvenirs à l’égard de Stefan Zweig, en témoignera lui aussi : « Il a littéralement sauvé la vie à beaucoup de gens. Dans toutes les lettres qu’il m’a écrites au début de la Seconde Guerre mondiale, il n’en est pas une où il ne soit question, entre autres, de la façon d’aider tel ou tel homme menacé, de sauver tel écrivain ou peintre des griffes de Hitler. »
Prodigue de son argent, de ses conseils et de son attention, Zweig continue de tenir cependant à son indépendance et n’adhère à aucune organisation ni à aucun comité politique. Antinazi de cœur, il ne signera aucune pétition ni aucun manifeste. Juif de naissance, solidaire des souffrances de son peuple, il ne ralliera pas le sionisme, et ne sera pas plus un militant juif qu’un homme de droite ou de gauche. Il demeure plus que jamais homo pro se , homme pour lui-même, selon l’expression d’Erasme. Il ne s’inscrit pas même à la Ligue pour l’Autriche vivante, où l’appellent Roth puis Werfel, Reinhardt et Robert Musil. Il ne croit plus en l’Autriche vivante, comme il ne croit nullement en des jours meilleurs. Le climat de l’émigration, avec ses innombrables démarches administratives, ses rendez-vous multiples auprès du Foreign Office, les mille lettres de recommandation qu’il doit écrire et l’aide considérable qu’il apporte aux réfugiés autrichiens, n’est guère propice au travail. Il l’est à peine à l’amitié. Aussi décide-t-il de changer d’air.
Le 17 décembre 1938, il embarque avec Lotte sur le Normandie et s’en va passer Noël à New York, où lui parvient la nouvelle du divorce, rapidement négocié et conclu, avec Friderike. Le dernier lien avec l’Autriche vient de se défaire. Stefan Zweig a été sans indulgence pour son ex-épouse : tandis qu’une femme peut, si son mari est naturalisé anglais, obtenir de l’être aussi, Friderike Burger, de son nom de jeune fille, se voit privée de cette chance ultime de sécurité. Zweig juge que Lotte Altmann a davantage besoin de lui. Entre elles deux, il a enfin choisi. C’est donc une compagne officielle, très élégante, avec sa haute silhouette et un joli bibi noir, qui rayonne à ses côtés sur le pont du Normandie. Lotte – le croirait-on en ces temps amers ? – a sur les photos le sourire éclatant du bonheur.
Pendant plus de deux
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