Stefan Zweig
dans une parole, un peu de mélancolie. Mais le jeune homme ne fait pas étalage de soi. Conséquence d’une éducation parfaite, il y a dans ses manières un peu de ce flegme britannique, acmé de la civilisation. Mais c’est un flegme à l’autrichienne, non pas sec mais velouté, enrobé de cette douceur qui fait partie du paysage de Vienne. La sensibilité du jeune homme n’est pas totalement refoulée, elle n’est que maîtrisée, affleure dans tout ce qu’il écrit, dans tout ce qu’il ébauche. Son éducation n’a pas éteint le feu qui brûle en lui et qui brûlera jusqu’à la fin. Zweig est un être enthousiaste et passionné, non pas noué et fermé sur lui-même comme les névrosés que soignera le docteur Freud, mais vif, ardent, et plein d’élans.
On résout ses conflits dans l’action. Zweig se jette dans la vie avec la violence des grands timides, se montre capable de toutes les audaces, provoque les occasions. A vingt ans, il pourrait macérer dans ses doutes, continuer de s’interroger sur ses capacités, il préfère avancer. S’il est modeste au fond, il est aussi ambitieux. C’est chez lui une manière de vivre : en homme pressé, qui très tôt s’est fixé un but, il ne laisse pas ses handicaps l’entraver ni même le ralentir. Obstiné et courageux, on pourrait le définir comme un complexé actif.
A vingt ans, puisque les jeunes filles se dérobent, il évolue dans une société virile qu’il s’est choisie et qui partage ses goûts. Il a beaucoup d’amis. Il connaîtra bientôt tout le monde à Vienne, dans le milieu des écrivains et des artistes. Tout en gardant une certaine distance, qui est sa marge de manœuvre, il est agréable en société, curieux, bavard, s’intéresse sincèrement aux autres ; plutôt gai, il ne se montre jamais agressif ni de mauvaise humeur. Réservé, il n’est pas sauvage, cultive la compagnie et se montre convivial et chaleureux dans les cénacles et les cafés où il se plaît à vivre. Il fait son régal du bruit des conversations, des anecdotes que chacun y apporte, et saisit au premier coup d’œil l’originalité ou l’intensité d’un personnage. Dès que l’un d’eux l’intéresse, il cherche à le connaître, lui parle ou lui écrit, engage un dialogue. Il a besoin d’échange autant que de réflexion. A vingt ans, et ce sera vrai à quarante et vrai encore à soixante, Zweig, si incertain de lui-même, envahi de doutes et d’anxiété, aime par-dessus tout l’amitié, et aime éperdument admirer. Ses succès viendront de là, de ce pouvoir à s’enthousiasmer.
Première nouvelle
Il n’écrit pas seulement des poèmes, il écrit aussi, dès ses débuts, de courts récits en prose, des nouvelles, qui seront ses chefs-d’œuvre. Il a moins de chance qu’avec Les Cordes d’argent et en garde d’innombrables, que les éditeurs ont refusées, dans ses tiroirs. Pourtant en 1900 – l’année de toutes ses naissances – l’une d’elles voit le jour.
Elle s’appelle Im Schnee (Dans la neige). Elle raconte en une dizaine de pages l’histoire d’une communauté juive qui doit fuir le ghetto de son village. Une horde de flagellants approche et menace de l’exterminer. Ces flagellants, qui doivent leur nom à leur penchant morbide pour l’autoflagellation, sont, au Moyen Age, des fanatiques qui massacrent et torturent, et dont les Juifs sont les victimes préférées. L’écho de leurs violences les précède au village, jusque dans la synagogue en prière. Zweig décrit le peuple juif « marqué du sceau éternel de la faiblesse et de la servitude » que le flot des siècles n’a pu effacer. Il décrit sa peur et aussi sa fierté, sa dignité devant la mort, et sa résignation désespérée devant la loi de Dieu.
C’est Son peuple, et même s’il a situé au xiv e siècle ce bref et effrayant récit, on sent bien qu’il crie du fond du cœur avec le cavalier juif, annonciateur du péril, auquel il prête ces paroles : « J’aurais pu fuir, mais quelque chose m’a poussé malgré moi à prendre ma place, auprès de mon peuple, parmi ceux qui tombaient sous les coups. »
Les Juifs, hommes et femmes, enfants, vieillards, s’enfuient ensemble dans la tempête de neige qui va bientôt ensevelir la route et paralyser leur marche, transformer en blocs de glace leurs silhouettes en haillons. Ils meurent tous, blottis les uns contre les autres, Josué – le cavalier –
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