Stefan Zweig
NFP –, que lisent quotidiennement ses parents, trouve des accents lyriques pour louer ses « touches de couleur légères, non d’or clinquant mais au doux éclat argenté ». De Berlin, Richard Dehmel et Detlev von Liliencron, les deux poètes à l’aura de maudits, dont le prestige est immense dans la jeunesse allemande, lui adressent personnellement leurs félicitations. Surtout, en réponse à l’envoi de son recueil dédicacé, Rainer Maria Rilke lui écrit et lui fait l’honneur et le bonheur d’un tiré à part d’une de ses œuvres – qui franchira un jour dans l’une de ses malles, la porte de l’exil.
Il est comblé. Une critique acerbe dans le Berliner Tageblatt met à peine une ombre au tableau. La réputation du jeune homme est acquise. Elle lui donne le courage d’être ambitieux. Un après-midi de l’hiver 1901, il se présente devant l’immeuble monumental qui abrite la rédaction du plus important, du plus célèbre, du plus prestigieux des journaux de Vienne, l’équivalent du Times anglais ou du Temps en France, l’organe de la bourgeoisie libérale, si stable et si respectable, la Neue Freie Presse. Stefan Zweig vient proposer – suprême audace – rien moins qu’un feuilleton pour ce qu’on appelle le rez-de-chaussée du journal, qui est l’emplacement le plus lu, en bas de la première page. Le feuilleton appartient à la tradition de la presse, et c’est au début du siècle un genre très apprécié : seuls des écrivains reconnus, des autorités, y apposent leur signature et, comme l’écrira Zweig plus tard, « qui était imprimé en première page avait, pour les Viennois, son nom gravé dans le marbre ». Ce feuilleton, « l’oracle de mes pères et l’asile des têtes couronnées par une septuple onction », précise-t-il, était alors le domaine réservé de Theodor Herzl, qui choisissait lui-même les textes dignes de figurer au rez-de-chaussée. Il reçoit le jeune Zweig (vingt ans) sans mot d’introduction, au début de l’année 1901, sur la foi de ce premier recueil qu’il a publié.
Herzl est un homme encore jeune, dont l’allure en impose. Très intimidant, selon Zweig. Avec une longue barbe noire à reflets bleus et des yeux fiévreux, un port de tête royal et un formidable sens du théâtre dans chacun de ses gestes, une belle voix qui sait peser chaque mot, c’est un journaliste prestigieux dont les chroniques littéraires et politiques lui ont valu, depuis plusieurs années déjà, la considération des Viennois. C’est aussi un auteur dramatique à succès et ses pièces, preuve qu’il a la cote, ont été souvent jouées au Burgtheater. En 1900, il a présenté I love you , une comédie légère en un acte. Mais ce personnage de la comédie mondaine est aussi un prophète de l’Ancien Testament… Il a reçu la Lumière et marche sur une route mystérieusement éclairée d’En Haut.
Envoyé à Paris, comme correspondant de son journal, pour assister à la dégradation du capitaine Dreyfus, il a été ébranlé dans sa dignité d’homme. Juif lui-même, né à Pest en Hongrie, convaincu des racines profondes de l’antisémitisme en Europe, il s’est senti appelé à sauver la diaspora. Une nuit de 1895, entre Pâques et Pentecôte, il a « vu » Israël. Et il se bat désormais pour imposer son rêve. Il vient d’écrire L’Etat juif. Recherche d’une solution moderne à la question juive , véritable brûlot qui gêne ses amis et soulève une tempête de réactions violentes et indignées. Au sein du mouvement sioniste existant, Herzl apporte une idée neuve : il veut rassembler les Juifs du monde entier, et créer pour eux un Etat où ils puissent vivre, unis et en paix, der Judenstaat . « A contre-courant de l’histoire, écrit André Chouraqui dans sa biographie de Herzl 5 , il invente de toutes pièces les organes d’un peuple nouveau. » A l’époque où Zweig le rencontre, il est en pleine bataille. Il prêche l’exode. Son travail au journal est son gagne-pain mais sa mission est ailleurs. Herzl écrit des centaines de lettres, prononce des centaines de discours, organise des congrès, rencontre des chefs d’Etat et des banquiers, des hommes politiques et les habitants des ghettos. Il use sa santé dans une lutte quotidienne contre sa famille et ses amis, qui ne partagent pas son sacerdoce, contre l’hostilité et l’indifférence. Le projet de Theodor Herzl paraît absurde et fou : surtout
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