Stefan Zweig
déambulaient et il était alors très facile, très banal, raconte-t-il, de louer une chambre pour une heure ou deux, afin d’y cacher une aventure avec une belle de jour ou de nuit. Il esquisse aussi, d’une plume distraite et comme à la parade, sans rien livrer de personnel, ce qu’était une visite dans une maison close, velours rouge, musique de piano-bar, accessoires de cuir et bas de soie. Mais il ne dit pas s’il y a été lui-même, ou s’il a seulement rêvé ce qu’il racontera plus tard, si bien, dans ses nouvelles : les abîmes du sexe.
Il est encore virginal en 1900, et ces Boutons de rose , premier poème d’une chasteté absolue, sont dénués de la moindre perversité.
Il est probable – mais rien n’est sûr – qu’il aura découvert l’amour dans les bras d’une de ces créatures délicieuses que les Autrichiens appelaient des süsse Mädel , des filles sucrées, et qui étaient les initiatrices des jeunes Viennois. Blanchisseuses, fleuristes, lingères, marchandes de bonbons ou servantes de brasserie, libres des chaperons qui veillent sur la vertu des jeunes filles de bonne famille, et souvent à la recherche d’un peu d’argent autant que de tendresse, elles ont été – s’il faut en croire les romanciers de la Belle Epoque – une aubaine pour les enfants de la bourgeoisie. Arthur Schnitzler les peint d’une plume voluptueuse, en reconnaissance des services rendus, dans Une jeunesse viennoise et Vienne au crépuscule ; elles passent en ombres légères et séduisantes dans ses romans comme dans son théâtre. Zweig lui-même, si prude quand il s’agit de lui – il sera infiniment plus érotique dans ses nouvelles –, trouve des accents émus quand il parle de ces filles anonymes, de leurs corps blancs et souples, qui se donnaient si généreusement, comblaient la gourmandise et effaçaient les frustrations. Avec le recul des années, il ne se souviendra d’aucune en particulier, mais ébauchera la plus jolie évocation de cet Eros matutinus , l’Eros du matin, qui est un chapitre de ses Mémoires et un aveu très drôle, quoique voilé, de ses premières maladresses.
Il gardera rancune au monde de sa jeunesse d’avoir mis tant de tabous sur sa route, d’avoir inhibé son instinct et freiné ses élans. Il détestera l’hypocrisie bourgeoise qui consiste à faire en se cachant, derrière un paravent de dignité, tout ce que les conventions interdisent, mais il n’en sera jamais vraiment débarrassé. Il célébrera dans ses livres la force des pulsions, entre-temps aura connu Freud et compris l’importance de s’affranchir des chaînes – celles du sexe comme celles de l’éducation ou de la famille. Il reconnaîtra pour l’avoir expérimenté que « le frisson que donnent le défendu et le refusé augmente secrètement la volupté » et il fera du secret lui-même le cœur de plusieurs de ses drames. Stefan Zweig est un être secret – dissimulé si l’on préfère – qui, tout en rêvant de libération, aura probablement refoulé en lui selon un terme de son ami Freud, un bon nombre de désirs, qu’il n’ose s’avouer.
Gaucherie en poésie, gaucherie en amour, ce n’est pas un personnage de bronze qui s’avance sur le devant de la scène, à Vienne en 1900, mais un jeune homme incertain et troublé, privé de confiance en soi. Il croit en sa vocation mais pas en son étoile, possède en lui des trésors d’amour et d’imagination, mais souffre d’inhibitions et de complexes. Comme poète, il a peur de ne pas se montrer à la hauteur qu’il s’est fixée. « Je ne me vois aucun avenir dans la littérature », écrit-il à Karl Emil Franzos, devenu son confident et qui sera son premier protecteur. Il doute de ses moyens, doute de sa force. En amour, il aura éprouvé autant d’anxiété, avant de s’élancer ; là aussi le même manque de confiance le ronge. S’il a honte – c’est lui qui emploie le mot – d’affronter la comparaison avec ses prestigieux modèles, si, regardant vers Goethe et Hofmannstahl, il reconnaît avec tristesse qu’il lui manque l’« intuition magique » des grands créateurs, il est pareillement inquiet dans tous les domaines. Il ignore ce qu’il appelle la « sécurité intérieure ». Comme tous les gens anxieux, il brûle d’être rassuré.
Ce fond de tristesse, il ne le montre que rarement. Il est enfoui en lui, d’où remonte parfois, dans un regard, dans un sourire,
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