Stefan Zweig
à Vienne où les Juifs jouissent, croient-ils, d’une paix solide appelée à durer toujours. Le rêve des Juifs de l’empire austro-hongrois, loin de partir en Palestine, est de s’assimiler. Ce n’est pas l’exode mais le mariage de raison et d’amour avec leur patrie autrichienne. Un abîme sépare la vision de Herzl de la réalité qui semble plaider contre lui.
Alors qu’il donnerait sa vie pour sa foi – et il la donnera en vérité quelques années plus tard –, les gens rient. Herzl passe pour un illuminé. C’est à Vienne qu’on rit le plus fort, et en particulier parmi ces Juifs dont il voudrait le salut et qu’il appelle en vain à l’aide : à la NFP , il irrite de plus en plus Moritz Benedikt, le directeur du journal, qui rêve de le mettre au placard. Les Rothschild lui ferment leurs portes, tous les grands bourgeois du Ring haussent les épaules, et c’est Karl Kraus, l’esprit le plus satirique de sa génération, qui lui a trouvé son surnom – chacun, en 1900, l’appelle le « roi de Sion »… Quand il rencontre Herzl la première fois, Stefan Zweig ignore, comme les trois quarts de ses contemporains, la pureté de sa vocation et l’ampleur future de son message, moqué, critiqué, haï. Sans doute la publication de sa nouvelle, Dans la neige , dans une revue juive, a-t-elle influencé Herzl, mais Zweig ne s’en souvient pas…
Ce n’est nullement le sioniste que le jeune débutant rencontre ce jour-là, mais le grand journaliste. Un homme à la fois célèbre et controversé, brillant et torturé, le moins mesquin, le plus généreux des hommes. Sa mission, si obsédante soit-elle, ne l’enferme pas. Il saura accorder au jeune homme naïf, si heureux d’être viennois, et à mille lieues d’une judaïté sioniste, venu frapper à sa porte, toute son attention de découvreur de talents. Il lit devant lui, calmement, la nouvelle qu’il lui a apportée, d’un bout à l’autre, tandis que Zweig contemple son profil, sa barbe, et s’en veut déjà de trouver juste la caricature de Kraus, « Sa Majesté de Sion »… Il y a tant de noblesse dans le personnage de Herzl.
Zweig ne sera jamais un compagnon de route de l’homme qui a tant besoin de jeunes lieutenants pour s’engager dans la bataille. Il ne sera jamais sioniste. Et ce n’est qu’à la mort de Herzl, trois ans plus tard, qu’il comprendra à quel point cet homme, incompris et solitaire, aura été profondément aimé et quelle gratitude nourrissent à son égard les foules humiliées des ghettos. Par un après-midi de juillet 1904, à Vienne, il verra un immense cortège anonyme, formé de Juifs accourus de toutes les provinces de l’Europe, se former derrière son cercueil, prier et pleurer pour le prophète des temps nouveaux. C’est au moment de mourir lui-même, peut-être en sachant que Theodor Herzl n’était pas si illuminé, si fou qu’on le disait dans sa jeunesse, qu’il rendra à son tour hommage au roi de Sion, admirant a posteriori « la somme de passions et d’espérances qu’un homme isolé avait répandue de par le monde, par la puissance de sa pensée ». Herzl, vaincu mais triomphant, lui apparaîtra un héros.
Mais en 1901, au moment où le directeur du feuilleton accepte son premier texte et lui annonce qu’il sera publié dans sa prestigieuse rubrique, il est bien loin de ces perspectives et tout ce qui change alors sa vie ne concerne égoïstement que lui. En faisant une entrée retentissante dans la Neue Freie Presse , où se disputent les signatures des plus grands écrivains, d’Anatole France à Gerhardt Hauptmann, de George Bernard Shaw à Hugo von Hofmannstahl – le seul à avoir jusqu’ici réussi à y imposer sa jeunesse –, il se voit, à vingt ans, hissé au niveau des sommités.
Ses parents en sont les premiers surpris et impressionnés. « Si j’avais écrit les plus beaux poèmes de Keats, de Hölderlin ou de Shelley, cela n’aurait pas produit une telle révolution dans mon entourage », dira-t-il avec un peu d’ironie. Sa famille, si fière de le voir entrer à l’université, l’était beaucoup moins de ses projets littéraires et tenait ses premiers essais pour des griffonnages. Devant les lauriers que vient de lui décerner son journal fétiche, elle s’incline : puisque Stefan sait si bien s’imposer à l’élite, elle lui laissera mener son existence à sa guise et, puisque la NFP l’encourage, peut-être
Weitere Kostenlose Bücher