Stefan Zweig
inférieur à ces génies. Lorsqu’en février 1901, paraîtra en librairie, à Berlin, édité par Schuster et Loeffler, et dédié à ses parents, son premier recueil, Les Cordes d’argent (Silberne Saiten) , il n’y a mis que cinquante de ses poèmes, sévèrement sélectionnés. Il n’en autorisera jamais la réimpression, et l’exclura plus tard de ses œuvres complètes, laissant sa première œuvre s’effacer, comme on gomme une erreur de jeunesse.
Ecrire est cependant essentiel : pour Zweig, c’est une libération, son oxygène. Une tentative pour se trouver et s’affirmer. Il ne connaît pas de plus grand plaisir, de source comparable de bonheur ou de bonne humeur. Il s’en trouve si bien qu’il n’y renoncera jamais, en dépit de ses doutes, et de cette modestie profonde qui accompagne sa main, et l’accompagnera jusqu’à la fin. Au contraire de beaucoup de poètes, imbus de leur génie et de leur personne, Narcisses amoureux de leur image et de leur moindre écrit, Zweig est un artiste dont l’humilité est sincère, et qui évite de s’admirer lui-même. Selon le mot de Gorki, il ne « se préfère pas ». Capable de rester ouvert aux autres et d’admirer leur talent, il sera le moins égocentrique des écrivains. Il aura toujours horreur de se regarder dans la glace, comme il aura toujours horreur de s’enfermer en soi.
Comment, si modeste lui-même, peut-il aimer Rilke, et surtout Hofmannstahl, tous les deux les plus narcissiques de tous les poètes, au point d’être capables d’inventer une vraie métaphysique, et une vraie poétique de Soi ? En fait, ce qu’il aime par-dessus tout, dans ces génies littéraires, éblouissants et précoces, au-delà de leur maîtrise de la langue allemande, et de leur puissance, au-delà de leur folle inspiration, au-delà de tous leurs dons lyriques ou poétiques, qui lui paraissent inégalables, c’est le soleil qui, grâce à eux, se lève sur le monde… et lui donne envie d’écrire et de vivre à la fois. Les deux activités, même s’il ignore encore vers quel avenir le mène le lien qui soude l’une à l’autre, sont à ses yeux indissolublement mêlées.
Les jeunes filles sucrées
Avec les femmes, moins précoce qu’en littérature, Zweig est beaucoup plus timide, beaucoup plus réservé. L’époque, il est vrai, n’aide pas à s’affranchir. Les jeunes filles, pareilles à des extraterrestres, paraissent inaccessibles, par excès de surveillance, surprotégées. Il les voit comme des plantes exotiques cultivées dans une maison de verre. Elles ne connaissent rien de la vie, rien de la nature, rougissent quand on les regarde et baissent aussitôt les yeux. Jamais seules, escortées par leur mère ou un chaperon, il ne les fréquente que de loin, apprécie leur beauté, leur pureté, mais ne cherche pas à les conquérir. S’il gardera toute sa vie la nostalgie des jeunes filles en fleurs de Vienne « qui étaient plus jeunes filles que les jeunes filles d’aujourd’hui et moins femmes », comme un des trésors que le monde d’hier a emportés avec lui, il préfère les femmes. Et dans les romans qu’il dévore, il fantasme sur ce qui pour un jeune homme libre de tout engagement, représente « l’idéal de l’amour » : une union, sans risques d’engagement, avec une femme mariée.
Pudique autant qu’on puisse l’être, il n’a, bien sûr, laissé aucun souvenir de celle qui l’aura initié. De ses flirts, des sœurs ou des mères de ses amis, de ses cousines et de ses tantes, de ses gouvernantes ou des servantes de la maison, aucune figure féminine précise ne se détache de tout ce qu’il veut bien confier. A peine entend-on passer dans son enfance le glissement des robes de soie de sa mère. Il n’y a dans Le Monde d’hier , de l’adolescence à la maturité, aucun portrait de femme. Si Zweig raconte éloquemment ses premiers essais poétiques, rien ne vient évoquer ses premiers essais amoureux. Le Monde d’hier abonde en images et en scènes vivantes, brosse un tableau général de la vie sexuelle et amoureuse avant guerre, et de la morale si peu propice selon Zweig aux élans amoureux, mais il ne s’engage pas lui-même, parle presque en sociologue. On ne le sent vaguement s’immiscer dans le tableau d’époque que lorsqu’il se souvient des prostituées, qui étaient une véritable armée à Vienne dans sa jeunesse. Sur tous les trottoirs de la ville, les filles
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