Stefan Zweig
connaître et qui l’adopte aussitôt : le clan des amis de Verhaeren. Très vite, au rythme des voyages qui le conduisent tous les ans, pendant plus de dix ans, auprès du poète qui le reçoit comme un disciple, il noue des liens profonds, durables, avec Léon Bazalgette – poète français, traducteur émérite de Walt Whitman –, avec Ellen Kay – l’écrivain suédoise, militante des droits de l’enfant et de la femme –, avec Johan Bojer – poète norvégien, autodidacte et vagabond des mers –, avec Franz Masereel – peintre et graveur belge, illustrateur des œuvres de Verhaeren –, qui sont les enfants du maître, lequel n’en a pas eu avec Marthe, et comme lui ses hôtes itinérants. La famille, très européenne, on le voit, communie dans la poésie. Les échanges se fondent sur l’enthousiasme et le même amour pour Verhaeren. « Car vivre c’est prendre et donner avec liesse », a écrit l’auteur des Rythmes souverains .
Si l’atmosphère captive Zweig, elle lui ménage bien des sacrifices. Pendant plus de deux ans, négligeant tout autre projet, il va se consacrer à l’œuvre du Maître – c’est le nom qu’il lui donne –, traduire au prix de difficultés multiples les poèmes mais aussi trois drames en vers, dont Le Cloître , que le jeu des sonorités et la musique des mots rendent redoutables à tout interprète fidèle et rigoureux et poète lui-même. En mettant son talent au service de Verhaeren, ainsi qu’il l’écrira, il pense – est-ce téméraire ? – accomplir un devoir, qui est de communiquer son enthousiasme.
La personnalité de Verhaeren justifie à ses yeux le sacrifice : l’homme vaut autant que l’œuvre, il est riche d’une force de vie et d’une tendresse hors du commun. Zweig appellera le temps passé près de lui, à l’entendre parler et rire, de ce rire aussi éclatant et contagieux que paraissent sombres ses rêves, et violentes ses tristesses, « les années d’apprentissage du cœur ». Verhaeren n’est pas seulement poète, c’est un homme de chair et de sang, peut-être le premier que le jeune homme, confit en intellectualité, rencontre. Ce que Verhaeren lui fait découvrir, par lui-même autant que par son œuvre, ce sont les « forces tumultueuses » de la vie. Il lui enseigne le premier de tous les arts, qui est de jouir des heures simples qui sont données à chacun. « Aimer le sort jusqu’en ses rages », a-t-il dit dans La Joie . Pour un cérébral comme Stefan Zweig, ce message, à la fois primaire et essentiel, est une révolution. Il l’incite à quitter le monde délétère de ses rêves pour entrer de plain-pied, à cœur joie, dans la vie. La vraie, celle qu’il décrit si bien dans ses vers, avec ses odeurs fortes, son goût âpre, ses jouissances et son épaisseur.
L’auteur des Flambeaux noirs est un poète du Nord. Il chante les brumes et les nuages, la pluie, la neige, le vent glacé qui souffle sur la campagne flamande, au bord de l’Escaut. Il trouve un écho à sa nature profonde dans les couleurs de son petit pays, miroir de ses rêves et de son âpre désir de bonheur. Il se plaît dans les villes grises qui, réfractaires au regard d’un Méditerranéen, trouvent à ses yeux jusque dans leurs plus rudes perspectives une grâce et un charme qu’il sait comprendre. Il y a en lui, comme dans ses poèmes à la fois simples et savamment bâtis, un mélange d’ardeur et de tristesse, de force et d’extrême fragilité, qui rend le poète attachant à ses amis. Verhaeren est, comme homme et comme artiste, une sorte de colosse déchiré entre deux appels qui s’affrontent en lui : d’un côté, des visions pessimistes qu’il appelle ses « flambeaux noirs » ont failli avoir raison de sa raison – il les a peintes dans Les Soirs et dans Les Débâcles –, de l’autre, il porte, inaltérable, une joie de vivre, qu’il veut enseigner à qui l’ignore, à qui elle ne s’est pas encore révélée. La poésie est un moyen de communiquer un message, la beauté n’est pas un but en soi. Exerçant sur les gens un réel pouvoir, elle peut changer le cours de la vie.
Zweig, avec son énergie juvénile et son besoin d’amour, saisit aussitôt la chance : il y a là un poète qui a non seulement beaucoup à lui apprendre mais beaucoup à lui donner. Verhaeren est un esprit généreux. Il n’habite pas sa tour d’ivoire. La maison du Caillou-qui-bique, ouverte aux quatre vents et
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