Stefan Zweig
à tous les amis qui passent, est un havre. La paix et l’hospitalité y règnent. Pas d’esthétisme, pas d’égoïsme. Une atmosphère simple et bonhomme, amicale, familiale. Loin des académies et des cafés littéraires, Verhaeren, avec ses moustaches à la gauloise et ses gros sabots, incarne un type d’homme que Zweig ne verra pas souvent : un paysan artiste, ou un artiste paysan, qui écrit sur une table de bois grossier, couverte d’une couverture, trempe sa plume dans un encrier à deux sous et garde son papier dans une vieille boîte à cigares. Pas de plume en or, ni de bureau Empire. Pas de chichis littéraires non plus. Le poète court la campagne, rêve sur la plate-forme des omnibus, a un sacré coup de fourchette et se mêle au peuple des villes dont il partage les souffrances et les rudesses. La vie, simple, vraie, palpite dans son œuvre, avec chair et muscles, cœur et ventre, à des années-lumière de la décadence viennoise. Zweig comprend auprès de Verhaeren qu’un artiste se doit d’avoir vécu.
Traduisant tous ces vers magnifiques, ahanant sur le rythme et le vocabulaire, la syntaxe et le chant, il s’imprègne d’un monde qu’il ne connaît pas, ouvre son cœur à la nature qu’enserraient jusqu’alors pour lui les allées bien peignées du Prater et le parc de Schoenbrunn, apprend la géographie dans les paysages indomptables de Verhaeren. Il apprivoise aussi les gens, tout aussi sauvages et indomptables, avec leurs brutalités et leurs douceurs, leurs désirs, leurs instincts, ventre et rêve confondus comme toujours chez Verhaeren. Et sans doute se découvre-t-il peu à peu, et cherche-t-il à se libérer, au contact de ce personnage généreux et naïf qui sait mieux que personne s’abandonner aux forces qui sont en lui.
Il publiera en 1910 une biographie du poète 1 , que le Mercure de France éditera la même année, dans une traduction en français de Paul Morisse et Henri Chevert. Ce sera sa seconde tentative biographique. Encore très littéraire, sans anecdotes, elle est plus un essai sur l’œuvre qu’un récit de la vie ou un portrait de l’homme. Mais malgré sa timidité ou sa crainte de paraître indiscret, on sent bien son enthousiasme, et combien il doit à l’univers de l’auteur. Verhaeren lui aura beaucoup appris. Il admire son « modernisme », sa manière incomparable de s’intéresser au monde contemporain qui vibre autour de lui, aux gens et aux villes, aux paysages et aux hommes. Rien d’abstrait n’entrave le cours de cette œuvre tumultueuse et sombre comme le fleuve près duquel elle a vu le jour.
Stefan Zweig n’imitera jamais Verhaeren. Par son éducation et son tempérament, il est – et restera – son contraire. Un homme sophistiqué, subtil, autant que Verhaeren est simple. Réservé, refoulé même, quand Verhaeren est un torrent qui laisse venir et déborder le flux de ses passions, de ses désirs. Zweig est un intellectuel : il réfléchit, compare, analyse. Même s’il a une intuition, une sensibilité immenses, c’est l’intellect qui parle en lui, cherche à ordonner, juguler sinon calmer ses forces de vie. A l’opposé, Verhaeren est un sensuel : tout en lui est question de sensations et d’émotions, la parole est donnée au plus profond, au plus dangereux aussi, au royaume des flambeaux noirs. Zweig est un passionné qui se bride.
La rencontre le marque profondément. Il ne sera plus le jeune Viennois étriqué qu’il était avant de le connaître, encore trop noué, que son éducation et sa réserve naturelle conduisaient à un esthétisme de velours. Il demeure courtois, raffiné, pudique, mais au fond il a changé, l’amitié – il le sait – lui a élargi le cœur. L’admiration sans bornes pour Emile Verhaeren lui a apporté une autre dimension, plus humaine, plus empathique. Ce que Zweig a appris de meilleur au contact du grand poète belge, c’est à laisser parler cette sensibilité dont on dirait qu’il a honte, et qui sera l’un des traits les plus forts et les plus attirants de sa personnalité.
1 Emil Verhaeren, eine Biographie , Insel Verlag, 1910.
La guerre de Troie aura-t-elle lieu ?
Les dix premières années du siècle, le monde est joyeux autour de Stefan Zweig. La paix règne depuis quarante ans et semble une institution : on la croit éternelle. Les sciences et les techniques, en pleine explosion, apportent dans la vie matérielle des améliorations
Weitere Kostenlose Bücher