Stefan Zweig
reviennent la fatigue et le sommeil. »
Il n’attend pas la femme de sa vie, cherche dans toutes les femmes qu’il prend dans ses bras l’apaisement, non la complicité.
Son ambition est un meilleur exutoire que l’amour à son malaise, et le stimule bien davantage. Pour dominer ses démons, il a besoin de se fixer des défis. Dégrisé par la poésie – il a rencontré tellement plus doué que lui –, il se lance dans le théâtre. L’écriture, le seul miroir dont il n’a pas peur, lui renvoie une image de lui-même en contrepoint des Hymnes à la vie et du climat charmeur du début de siècle. Joyeux en apparence, Stefan Zweig ne l’est pas en vérité. A preuve, ce drame en vers qu’il compose, l’été 1905 ou 1906, tristissime : Thersite . La gaieté de Zweig n’est jamais qu’un habit d’apparat, l’homme est infiniment mélancolique et fragile. Comme si au fond de lui battait le cœur d’une époque, légère et frivole au premier regard, mais qui marche inconsciemment vers sa propre tragédie, il se croit libre, heureux, alors qu’il est déjà prisonnier d’un destin.
Thersite – Tersites, en allemand – est, selon l’auteur, « le Grec le plus laid et le plus méchant de la guerre de Troie… le plus méchant parce que le plus laid ». Sa vie sombre et repoussante lui inspire des réflexions sur la morale et le bonheur : seules les grandes souffrances amendent l’âme selon Zweig, le bonheur l’endurcit. Tandis qu’il se passionne pour Thersite, Achille, le héros lumineux et impitoyable, le laisse de marbre. Il a trouvé en Thersite le premier héros de sa mythologie, et désormais les personnages de ses livres, pièces de théâtre, biographies ou nouvelles, lui ressembleront. Tous jusqu’à Erasme et Marie Stuart, en passant par Jérémie et par le Kekesfalva de La Pitié dangereuse , seront des vaincus, des humiliés de la vie. C’est de leur côté qu’il se range, à rebours du destin brillant et pur des vainqueurs. Ces anti-héros zweiguiens, forts de leur fragilité et capables de dépasser en conscience les préjugés contemporains, il les a choisis et il les aime parce qu’il retrouve en eux ses blessures à peine conscientes, ses faiblesses et ses peurs. Il admirera toujours ces perdants qui savent assumer leurs souffrances et portent sur la vie un regard sceptique. En pleine Belle Epoque, conquérante et jouisseuse, c’est à Thersite, non à Hector ou à Achille, qu’il confie d’incarner sur scène ses idées, sa sensibilité et son message. Laid, lâche et bavard, ce guerrier étolien que tout le monde déteste et qu’Achille tuera d’un coup de poing, exprime son agressivité et ses doutes sur le champ de bataille, où il est au contraire des surhommes, simplement, pathétiquement humain.
Autour de Zweig, l’Europe en chantonnant, en festoyant, en s’admirant elle-même, sème le trouble et les désordres. En trompeuse harmonie, les nations qui s’extasient sur l’exploit de Louis Blériot ou les progrès de la science, entretiennent des rivalités barbares. Les colonies sont un enjeu de prix et l’Occident menace à plusieurs reprises de s’enflammer pour des territoires où s’affronte le commun esprit de conquête. Le nationalisme ouvre la voie à l’impérialisme. Les Krupp en Allemagne et les Schneider du Creusot lancent la course aux armements, les Balkans servent de terrain d’essai aux nations rivales. Et les nuages s’amoncellent au-dessus d’une Europe en paix depuis trop longtemps. Achille est au cœur de l’Histoire : les vertus guerrières, conquérantes, despotiques, cherchent à se faire entendre et l’emporteront bientôt sur le détachement et la sagesse coléreuse et triste de Thersite. Dans l’esprit de Zweig, il ne s’agit que d’un pressentiment obscur qui lui alourdit l’âme, l’empêche de savourer les moments exquis de son existence préservée et douce. Süss comme on dit à Vienne, sucrée comme une tranche de gâteau viennois.
Il ne voit pas les événements venir, ne discerne pas les dangers qui menacent cette trop belle époque, mais au fond de lui il sent monter la peur.
Bizarrement – est-ce un signe des dieux ? – sa pièce joue de malchance. Alors qu’il l’a adressée à différents théâtres allemands, Thersite est choisi – suprême honneur – par le Théâtre royal de Berlin pour être joué avec, dans le rôle d’Achille, le plus illustre des acteurs
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