Stefan Zweig
allemands, Adalbert Matkovski. Zweig est enchanté, mais au début des répétitions, et sur le point de conférer la gloire au jeune auteur dramatique, Matkovski prend froid, sa grippe se complique d’un mauvais virus, et il meurt, à l’été 1908. La pièce est repêchée quelques mois plus tard par le Burgtheater de Vienne, où règne l’idole de ses compatriotes et de sa famille, l’immense, le légendaire Josef Kainz. Kainz, à la voix d’or, s’entiche de Thersite, qu’il veut interpréter en personne, laissant Achille à un comparse, il a parfaitement compris la portée du message. Il a convaincu la Duse de lui donner la réplique, dans le rôle de Teleia. Devant cependant partir en tournée en province et à l’étranger, il fixe à Zweig rendez-vous un mois plus tard, lui demandant même de rédiger une pièce en un acte qui lui permettrait d’illustrer une fois de plus seul en scène, son génie théâtral. Zweig s’exécute, écrit Le Comédien métamorphosé et attend avec impatience le retour de l’acteur, qui tient en main les clés de son avenir. Qui a eu une pièce jouée par Kainz, à Vienne, est sûr d’être célèbre, du jour au lendemain. Au soir du rendez-vous, l’année 1910, il se rend à l’hôtel Sacher où réside Josef Kainz. Le majordome lui exprime son regret de ne pouvoir l’introduire : le maître est malade, il lui faudra revenir. L’état de Kainz s’aggrave, bientôt un cancer se déclare, c’est à l’hôpital que Zweig rendra visite, tout juste avant qu’il ne meure, à celui qui voulait incarner Thersite. Et qui, après Matkovski, est frappé, à cinquante-deux ans, par le même destin funèbre. Comme si la pièce portait malheur.
Rendu superstitieux, Zweig s’éloigne insensiblement du théâtre. « J’ai appris depuis à ne me point réjouir d’une représentation avant que le rideau ne soit réellement levé », dira-t-il, refusant cependant de dramatiser ce qu’il juge comme une coïncidence. Thersite restera dans ses tiroirs. Zweig reviendra au théâtre avec succès à l’aube d’une autre guerre. Le même pressentiment et la même malchance s’attacheront à sa pièce et à son principal interprète. Comme si l’auteur, inconscient de la réalité politique, mais vecteur des foudres prochaines, voyait venir la catastrophe et participait malgré lui à la montée des périls. La fatalité s’attache à ses pas.
Il y a dans Thersite cette phrase de mauvais augure, solennellement écrite en pentamètres ïambiques (le petit frère allemand de notre alexandrin), que prononce Nestor à l’intention d’Ulysse :
Tous nos actes
Ne sont que les ombres des destins éternels,
Et contre leurs arrêts toute résistance est vaine 2 .
2 Traduit pour la première fois en français par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, qui ont préfacé, établi et annoté l’édition en deux volumes des œuvres de Stefan Zweig de la Pochothèque (Le Livre de Poche), 1995.
Le mage français
Un second mage entre en scène. Il sera pour Zweig le maître à penser des années futures et marquera sa vie de son sceau. Ce sage qui va éclairer sa route et lui montrer la voie est un Français, de quinze ans son aîné. A quarante-cinq ans passés, c’est presque un inconnu. Il s’appelle Romain Rolland. Il habite une mansarde à Montparnasse, vit pauvrement de sa plume et se nourrit surtout de musique et d’idées. Normalien, agrégé d’histoire, spécialiste de musique ancienne, auteur d’une thèse sur l’ Histoire de l’Opéra en Europe avant Lulli et Scarlatti , wagnérien dans l’âme, ami d’André Suarès – mais qui connaît l’écrivain Suarès ? – et de Charles Péguy, il a écrit plusieurs drames en vers, et quand Zweig le rencontre pour la première fois en 1911, une Vie de Beethoven , une Vie de Michel-Ange et une Vie de Tolstoï , preuves que sa culture ignore le nationalisme littéraire. Il est également romancier, auteur d’un Jean-Christophe , dont le feuilleton en dix volumes se déroule au fil des publications des Cahiers de la Quinzaine (la revue de Péguy), de L’Aube au Buisson ardent .
Zweig découvre Rolland par hasard, en 1910, en Italie, alors qu’il feuillette un de ces Cahiers de la Quinzaine qui traîne sur la table d’un salon florentin. Saisi par le style de cet auteur inconnu et par l’ampleur des idées qu’il expose, il n’entend pas son hôtesse arriver – une amie russe, qui
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