Stefan Zweig
était en retard – et n’a plus envie de parler de quoi que ce soit d’autre que de cet écrivain qui l’a séduit, en qui il a reconnu au premier coup d’œil une « conscience ». Mais quelle est sa vie ? Peut-on le connaître, le rencontrer ? Ni Verhaeren, ni les amis français, poètes ou romanciers qui gravitent autour du maître, ne peuvent renseigner Zweig. Il lui écrit donc, après s’être renseigné à la Bibliothèque nationale et avoir lu tous ses livres parus. En guise de carte de visite, il lui adresse Les Cordes d’argent et lui propose, s’il le veut bien, d’introduire son œuvre, comme il l’a fait pour celle de Verhaeren, auprès du public allemand. « C’est pas une curiosité superficielle, lui écrit-il dans un français hésitant, de Vienne, le 12 février 1911, mais aussi un peu une visite des affaires 3 . » Rolland accepte de s’en remettre à lui et suivra ses conseils qui aboutiront, après plusieurs années de démarches et d’efforts de Stefan Zweig, à l’édition en allemand de Jean-Christophe , traduit par Erna et Otto Grautoff, aux éditions Rütten et Loening.
Romain Rolland ne pouvait qu’intéresser Zweig : d’abord parce qu’il est, dans tout ce qu’il écrit, ouvertement pan-européen. Cette position est trop rare pour que Zweig, qui croit en l’amitié et aux échanges entre nations, ne la salue pas. Jean-Christophe est pour lui une révélation : il le définit comme « le premier roman consciemment européen, le premier appel à la fraternité ». Habité d’une vision généreuse qui se fonde sur l’amour, l’écrivain français rêve comme lui-même d’une fraternité entre les deux ennemis héréditaires, sur lesquels il veut bâtir l’avenir, la France et l’Allemagne. L’idée ne court pas les rues. Tandis que les discours de Déroulède trouvent chaque jour en France une audience enthousiaste, on compte peu d’auteurs qui aient écrit autant et aussi bien, avec considération et tendresse, sur leurs voisins. Né dans une province on ne peut plus française, à Clamecy, dans l’Yonne, chez les Bourguignons, Rolland, par sa sensibilité, son romantisme, se sent attiré vers l’autre côté du Rhin, ses légendes, ses mystères et ses lumières.
Jean-Christophe, sorte de frère jumeau de l’auteur, habite une province rhénane, l’Allemagne est au cœur du roman-fleuve. Or, l’Allemagne de Romain Rolland est celle qu’aime Zweig, l’Allemagne des Nibelungen , de Goethe et de Beethoven, du romantisme et des Lumières. Pour Rolland, pour Jean-Christophe, l’art n’a pas d’autre fin que celle d’unir les hommes : toute littérature digne de ce nom, toute musique, est réconciliatrice. Elles ouvrent les cœurs, aèrent les intelligences, rassemblent et pacifient. Comment Zweig, avec ses sentiments cosmopolites et son idéal de paix universelle, n’aurait-il pas voulu rencontrer ce troubadour de l’Europe, dont les livres portent, miraculeusement exprimé, ce qu’il espère depuis longtemps ?
Sa première visite à Rolland, chez lui, près du boulevard du Montparnasse, en février 1911, marque le commencement d’une amitié. Ce sera le premier d’une longue suite de tête-à-tête, parfois élargis à d’autres interlocuteurs, à Verhaeren ou à Rilke, qui prendront l’habitude de déjeuner avec eux, au restaurant du Bœuf à la Mode, quand ils sont à Paris et qui, tandis que Rolland remonte dans sa mansarde, poursuivent volontiers leurs conversations avec Zweig, déambulant rive gauche. Mais la plupart du temps, Zweig verra Rolland seul à seul, en disciple d’abord, puis très vite en ami.
Tandis que Zweig est encore un jeune homme, Rolland, pourtant dans la force de l’âge, a l’allure d’un vieillard. Maigre et d’aspect souffreteux, le dos voûté, le teint blême, il vit seul, comme un vieil étudiant, au cinquième étage, dans une chambre encombrée de livres, où Zweig remarque aussitôt un masque mortuaire de Beethoven et un portrait de Richard Strauss. Un plaid sur les genoux, car il a toujours froid, assis à une table de travail surchargée de papiers et de volumes, il ne s’en détache que pour aller à son piano. C’est un interprète de talent, au toucher d’une « douceur inoubliable », qui sait communier avec les grands musiciens qu’il préfère, Wagner – qu’il a bien connu – ou Beethoven. Ascète par tempérament, il ne sort que rarement de son antre, ne
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