Stefan Zweig
Bravant les tabous du temps, le nationalisme revanchard et les mentalités étriquées, défendant l’indéfendable, comment cette thèse ne paraîtrait-elle pas scandaleuse à la plupart des gens ?
Zweig, dès 1911, considère comme un guide cet homme qui transcende les frontières, aime les différences, et dont la vision, claire et sûre d’elle, le confirme dans son secret désir de douceur et de conciliation. Le jour approche où ils marcheront ensemble du même pas, sur le même côté de la route, incompris, à rebours de la masse. « Je me sens proche de lui comme je le suis rarement de quelqu’un », écrit Zweig pour lui-même. « Nous nous séparons avec une véritable chaleur et j’ai de la peine à dissimuler mon émotion », se souvient-il à la date du 16 avril 1913. La littérature et la politique, l’art et la philosophie, sont autant de liens qui fondent leur complicité. Ils abordent tous les sujets et s’ils ne sont pas d’accord, échangent leurs points de vue, discutent avec passion. L’un et l’autre sont des esprits ouverts et tolérants, curieux du monde, assoiffés de connaissances. Les moins sectaires des intellectuels, ils cherchent la voie juste et se cherchent eux-mêmes, ne se ferment pas sur ce qu’ils savent, demeurent en mouvement et en question. Zweig inventera un jour l’adjectif « érasmien », erasmisch , d’après Erasme, pour définir ce type d’homme ou de femme qui refuse de se mettre au service d’une seule idée, de se rendre prisonnier d’une théorie, d’un parti ou d’un emblème, et demeure inébranlablement fidèle à son cœur.
Il y a chez Zweig comme chez Rolland, malgré les différences de caractère et d’allure, une même inquiétude fondamentale et un même besoin d’amour. Chacun perçoit chez l’autre un écho fraternel à l’angoisse d’être et de vivre. Zweig remarque le « côté féminin » de Romain Rolland, son « impressionnabilité excessive ». « Il vous parle comme une femme sensuelle qui a peur de se trahir, peur de se donner, dit-il 5 . » Lui-même, si l’on s’en tient à ces archétypes du masculin et du féminin, hargne et douceur, force et fragilité, action – imagination, ou puissance – émotivité, n’est-il pas tout aussi féminin, sensible et impressionnable, intuitif et passionné ? Ce sont deux artistes plus imaginatifs que cartésiens. « Il n’y a pas de force plus créatrice que l’amour », écrit Zweig à Romain Rolland, le 26 avril 1911. La phrase aurait pu servir d’exergue à Jean-Christophe .
Verhaeren, dans ses chansons mélancoliques, disait à Zweig d’aimer la vie comme elle est, la nature et les hommes comme ils sont. Rolland l’entraîne dans un dialogue passionné, qui veut se hisser au-dessus des choses et des êtres, rendre meilleurs le monde et nos semblables. Quand ils sont ensemble, il y a de l’utopie dans l’air, deux intelligences font un même rêve. Aux yeux de Zweig, ils sont « des amis littéraires, représentant des idées communes dans des pays différents, actifs pour le même élan de la vie et la même conception de l’homme. » (Lettre du 24 décembre 1912 6 .)
Quand ils sont séparés, ils s’écrivent. En français, Zweig est le plus prolixe. Rolland, convaincu que « la parole amoindrit, affaiblit la communication », met plus de réserve dans ses élans. Mais la distance ne freine pas leur dialogue, n’entrave pas leur confiance. Quand ils se saluent « dans la même conception de l’homme », la formule n’est pas de politesse, elle souligne leur commune différence dans un monde qui ne croit plus qu’à la guerre, où les discours de haine résonnent de plus en plus haut. Elle grave leur fraternité, agneaux parmi les loups. Leurs lettres sont à la fois amicales et doctes : chacun a toujours quelque chose à apprendre à l’autre, un événement à lui signaler ou à lui commenter, dans le sens d’un progrès, d’une marche vers la lumière. Tandis que se multiplient les menaces d’orages à l’horizon des nations, ils travaillent jour après jour à une œuvre dont l’ambition les dépasse et dont ils sont les artisans patients et dévoués : à travers eux, par eux, sceller l’amitié des peuples français et allemand.
Le rêve de Jean-Christophe qui est aussi celui de Zweig, ce rêve atypique et fou, verra-t-il le jour ?
3 Les citations des lettres de Zweig à Rolland sont extraites
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