Stefan Zweig
fume pas, ne boit pas, mange peu, et consacre son énergie, comme un ermite à la prière, à lire, à penser, à écrire. Il y a en Rolland quelque ressemblance avec un religieux. Son austérité le fait apparaître à Zweig comme le contrepoint de Verhaeren. La nature, les bêtes, la campagne et la ville, les hommes et les femmes même, avec lesquels est si familier l’auteur des Flamandes , Rolland les connaît surtout par la littérature, c’est un artiste d’intérieur, qui ne s’intéresse qu’aux âmes. « J’appelle héros seuls ceux qui furent grands par le cœur », a-t-il écrit dans Beethoven .
La sensibilité est immense chez cet être enfermé, en apparence replié sur lui-même, et frileux à l’excès. Elle déborde au piano, quand il joue, et dans tout ce qu’il écrit, d’une plume frémissante et passionnée. Aucun domaine n’échappe à son appétit de comprendre et d’aimer. Cet intellectuel, au physique flétri avant l’âge, est un sensuel, dont le regard bleu frappe par son intensité, sonde les visiteurs, perce au jour les secrets, scrute les vérités avant de se réfugier, derrière les paupières rougies par le travail, dans un rêve où nul ne peut l’accompagner. Ce solitaire, qui a choisi de vivre en reclus, communie par la force de son esprit généreux et intuitif avec ses contemporains. Informé des moindres événements, il lit un nombre incroyable de journaux, toutes les revues qui paraissent et se veut en symbiose permanente avec le monde. L’Europe est selon lui sa vraie patrie – l’expression était déjà écrite dans le cœur de Zweig. La chambre de Rolland, tellement exiguë, est un laboratoire et le savant qui l’occupe, d’apparence faible et craintive, doué d’une puissance de travail insoupçonnée, se montre un observateur hors pair, capable de saisir les vibrations et les variations d’un monde avec lequel il est en communion, notant les moindres indices d’orages et les espoirs d’éclaircies. Zweig l’a compris aussitôt.
Le 2 avril, sortant de chez Rolland, il note dans son journal : « Il y a dans cette pièce quelque chose de monacal mais on sent, à la foule des lettres, des journaux, que le monde entier afflue ici en un centre ouvert à tout. »
« Cher monsieur », se disent-ils d’abord, puis très vite « cher ami » et Zweig, qui marque ainsi son respect : « cher maître et ami ». Les deux hommes échangent des idées, des livres, Zweig évoque sa passion des manuscrits et des autographes – il en possède de Beethoven, capables d’étoffer encore, s’il était possible, les connaissances de Romain Rolland –, ils parlent ensemble de l’Allemagne et de la France, et de leurs héros selon la définition de Rolland. Zweig s’interroge sur la manière dont cet interlocuteur chaleureux et brillant, à l’éducation tellement française, en est venu à aimer l’Allemagne : la musique, lui dit Rolland, lui a montré le chemin. « Grâce à la musique, il s’est senti partout chez lui », rapporte Zweig, « elle l’a rapproché de l’Allemagne puis de Goethe, qu’il prend en main presque chaque jour 4 ». Si Zweig admire le français que parle et écrit Rolland, « limpide, sans aucune affectation », il aime par-dessus tout son esprit d’ouverture qui est selon lui la marque de la vraie culture. « Prodigieuse, note-t-il dans son journal, à la date du 10 mars 1913, la diversité de cet homme, sa curiosité passionnée. »
Au cours de leurs conversations, Rolland expose ses projets et l’ensemble de sa pensée. Stefan Zweig est à la fois fasciné et heureux. Personne encore ne lui avait tenu le discours de l’Europe. L’intuition de sa jeunesse trouve en Rolland son prophète sinon son théoricien. Car le message simple que Romain Rolland ne cesse de répéter, avec une infinie patience et une force morale qu’aucun doute n’entame, c’est que l’avenir de la paix est dans l’avenir de l’Europe, et en particulier dans la réconciliation franco-allemande, dans ce qu’il appelle « l’entente », ce mot clé du futur.
Rêve d’intellectuel, divagation ubuesque, poème à l’usage des esprits fumeux, la thèse fait hausser les épaules aux contemporains. Les peuples eux-mêmes, grandis dans l’ignorance et l’affrontement réciproques, ne sont pas mûrs pour la comprendre. Seuls d’autres rêveurs peuvent imaginer l’avenir sous les couleurs de l’amitié.
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