Stefan Zweig
Rolland, surpris – « Je suis à vous maintenant », lui dit-il –, lui consacre plusieurs après-midi et soirées. Le dialogue est plus long à renouer qu’avec Hesse, il y a entre les deux hommes une retenue, sinon une gêne. Est-ce la prudence que leur dicte la présence de témoins autour d’eux, ils sont l’un et l’autre ennemis par le sang, et selon la règle en Suisse, ils n’ont pas le droit de se rencontrer. Mais peu à peu l’amitié reprend le dessus et Zweig, reconnaissant, retrouve la chaleur, la force de celui qui lui a, par l’exemple, prouvé qu’on pouvait se tenir avec honneur au-dessus de la mêlée.
Au-dehors, un paysage sublime, « le lac et la nuit, le reflet des lumières des hôtels de luxe, la blancheur des neiges éternelles au clair de lune, le silence et les étoiles » donnent le vertige à Zweig. Est-ce donc si difficile à l’homme d’être heureux ? Trop de beauté, trop de paix, après ce qu’il vient de vivre et au regard de tous les crimes qui se perpètrent chaque jour, en contrepoint de la conversation spiritualiste de Romain Rolland, lui donnent le sentiment d’habiter une autre planète. La conscience des crimes qui ont lieu dans le monde le tourmente. Il ne tient pas en place, n’a de cesse de parler aux uns, de rencontrer les autres, de travailler, à sa manière, à une dynamique de la paix. Seule la présence de Romain Rolland l’apaise et lui rend pour un temps quelque sérénité. « Je me sens toujours libéré, écrit-il, après une conversation avec lui. Je partage son opinion selon laquelle l’important n’est pas l’héroïsme, la révolution, mais uniquement de préserver sa lucidité et son unité intérieures, d’être en accord avec sa conscience, de s’affranchir de toutes les tendances et de tous les préjugés du temps et des peuples. Et je crois avec lui que ce n’est pas la force extérieure mais celle, intérieure, de l’ultime résistance. »
A Genève, « qui a gardé une touche de rusticité », il ne connaît pas moins de monde qu’à Zurich. Il y retrouve l’architecte belge Henry Van der Velde qui fut, à l’époque où les frontières n’étaient pas des lignes infranchissables, directeur des Arts décoratifs de Weimar, et son compatriote, le Flamand Franz Masereel, qu’il a connu chez Verhaeren et dont il peut mesurer aujourd’hui l’amitié fidèle. Masereel a déserté, sa maison en Belgique a été détruite – « Ce ne sont pas les Prussiens, dit-il à Zweig, c’est la guerre… » – et il s’est réfugié ici, où il travaille à une série de dessins au fusain. Zweig profite de son séjour à Genève pour renouer des liens avec la colonie française en exil. Il voit souvent Henri Guilbeaux, son premier traducteur, qui va bientôt défrayer la chronique dans une affaire d’espionnage, et fréquente Pierre Jean Jouve – « notre accord est parfait », dira-t-il –, heureux de parler à nouveau français et de ne plus être interdit d’amitié à cause d’un drapeau. Au mois de décembre, la revue Demain , dont s’occupe Guilbeaux, publiera un très beau texte de Zweig qui, sous un titre sans équivoque, « A mes amis français », appelle à la réconciliation.
La Suisse, en 1917, est une tour de Babel. Presque toutes les nationalités d’Europe y sont représentées ; dans les rues de Berne, de Genève, de Zurich, de Lucerne ou de Bâle où Zweig se rend à plusieurs reprises, on entend parler toutes les langues, allemand et français mais aussi anglais, hongrois, turc ou flamand. Zweig, qui poursuit sa route vers Davos, aura l’occasion de s’entretenir avec Andreas Latzko, qui est germano-hongrois, avec Rosika Schwimmer, présidente du mouvement féministe hongrois et pacifiste convaincue, avec l’écrivain balte Bruno Götz, avec l’Alsacien Ivan Goll puis, de retour à Zurich, il aura l’occasion de revoir James Joyce, à ses yeux le personnage le plus fantasque et le plus inattendu : en Suisse, l’auteur des Gens de Dublin ne voit personne, « il vit en troglodyte » ; durant les quatorze ans qu’il a passés à Trieste (alors autrichienne), il se vante de n’être pas allé une fois à Fiume, à Zagreb ni à Vienne, ce qui stupéfie Zweig, tellement curieux de nature. Les auteurs qui représentent le mieux le drame d’appartenir à une double culture, l’attachent plus encore. Il s’intéresse beaucoup à Annette Kolb, la romancière et essayiste de
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