Stefan Zweig
contre le danger d’abandonner une Autriche, affaiblie ou jugulée, aux mains de la Grande Allemagne. Ils plaident pour garder son authenticité, sa liberté, sa force à cet Etat catholique, véritable tampon entre l’Ouest et l’Est, et qui a jusqu’ici permis aux provinces éclatées et rivales de la Mitteleuropa de cohabiter sans guerres civiles. C’est à Salzbourg que se déploient, en faveur d’une signature de paix séparée avec les Alliés, des manœuvres contraires à la volonté de guerre de François-Joseph, tenu, dit-il, par la parole qu’il a donnée à Guillaume II. Heinrich Lammasch, juriste de réputation internationale, président du tribunal de La Haye, et Ignace Seipel, un prêtre appelé à exercer un rôle politique essentiel, y travaillent en secret. Ils n’ont pas seulement convaincu des Autrichiens, à Salzbourg et à Vienne, ils ont pris des contacts avec les dirigeants alliés, notamment Clemenceau, pour faire entendre leur opinion et souligner la valeur stabilisatrice, en Europe, d’une Autriche garante d’équilibre entre le monde germanique et le monde slave.
Zweig aura l’occasion de rencontrer Lammasch l’année suivante et de rendre hommage à son intelligence, il le saluera comme un grand stratège. Si son pays avait suivi le plan de Lammasch de rompre avec l’Allemagne avant qu’il ne fût trop tard, et de démarquer la politique autrichienne de celle des conquérants germaniques, il aurait peut-être pu être sauvé, « et avec lui, l’Europe », écrit Zweig. L’Histoire se chargera de prouver que la disparition du vieil empire des Habsbourg entraînera les plus grands désordres à l’Est. Hongrois et Tchèques, mais aussi Slovènes, Slovaques, Ruthènes et Polonais, ont déjà pris prétexte du conflit mondial pour faire valoir leurs nationalités. De plus en plus fragile, menacée par les Alliés qui veulent sa défaite, mais aussi, de manière plus sournoise, par les Allemands qui rêvent depuis longtemps d’annexer ses territoires aux leurs, elle est rongée de l’intérieur par ses propres provinces, ambitieuses et rebelles, qui veulent conquérir leur liberté. Aussi Lammasch et Seipel prêchent-ils un plan d’urgence : l’avenir de l’Autriche sera l’avenir de l’Europe. C’est sur ce thème qu’ils essaient de mobiliser les uns et les autres : la paix la plus rapide, à n’importe quel prix, pourvu qu’elle sauvegarde l’intégrité de l’empire autrichien.
L’idée n’aboutira pas, « par faiblesse ou par impéritie », dira Zweig, les autorités en place, des deux côtés, feront échouer le projet. L’Autriche continue la guerre et s’affaiblit chaque jour davantage. Lorsque François-Joseph s’éteint, le 21 novembre 1916, à l’âge de quatre-vingt-six ans, elle devient orpheline. Le père de la patrie est mort, qui régnait depuis soixante-huit ans. Mais elle se remet aussi à espérer : car le vieil empereur, qui avait signé la déclaration de guerre, était son partisan le plus obstiné. Charles I er , son successeur au trône (le fils d’Othon de Habsbourg et son petit-neveu), pourrait par sa jeunesse – il n’a pas trente ans – reconsidérer la situation, dont François-Joseph a toujours nié la gravité et la dégradation. Il pourrait signer cette paix dont rêvent en secret de plus en plus d’Autrichiens. Mais l’engrenage est trop puissant, l’Allemagne veille, et l’empire boira la coupe jusqu’à la lie.
Le seul recours possible pour Zweig, face à l’absurdité – c’est ainsi qu’il voit désormais la guerre –, se trouve en lui-même, dans le travail personnel qu’il accomplit. Il n’a jamais autant écrit qu’à Kalksburg en cette année 1916. Et tous ses textes ont un rapport avec le contexte historique. Il rédige d’abord un long article pour une revue suisse, Le Carmel , qui lui a demandé sa participation pour le numéro du printemps. Adoptant un style lyrique qui convient à son désespoir et à son sentiment de solitude, c’est un plaidoyer pour l’Europe, bien sûr : « La tour de Babel ». « La nouvelle tour de Babel, le grand monument à l’unité spirituelle de l’Europe est en ruine, ses artisans sont dispersés… Mais si nous travaillons, chacun à sa place, avec l’ancienne ardeur, la tour s’élèvera à nouveau, et les nations se rejoindront à son sommet. » Puis il écrit d’une traite une nouvelle, La Légende de la troisième colombe ,
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