Stefan Zweig
siècle, il n’y a eu de rapports d’une telle cordialité entre un écrivain et sa nation. Sa gloire jaillit aussi brusque qu’une fusée mais elle ne s’éteignit jamais, elle répandit son éclat comme un soleil. » Avec un lyrisme qui est sa manière de traduire son émotion et son admiration, et qui lui est familier dès qu’il rédige une biographie et se sent emporté loin au-delà de ses limites, vers les cimes de la pensée ou de la poésie, Zweig explique ce qui fait le génie de Dickens. Son art consiste à décrire avec un sens aigu de la vérité les défauts et les vices de la société victorienne, mais son regard, cruel et lucide, n’oublie jamais d’être généreux et tolérant. Chez Dickens comme chez Dostoïevski ou Balzac, dans des styles très différents, même les vaincus ont quelque chose de bon à nous apprendre, même les méchants sont des héros. « Grands par la force d’âme », ou par la magie de l’art qui les transfigure, ils méritent également qu’on se souvienne d’eux. Les livres se doivent de faire aimer la vie, en la faisant mieux comprendre. Pour Zweig, fils de la tradition humaniste, l’art est missionnaire : il enseigne les hommes, il doit, bel idéal, les rendre meilleurs. Esprits cyniques, s’abstenir…
De ces trois écrivains, qui n’incarnent pas le génie d’un peuple, mais celui d’une volonté créatrice, d’un projet, d’une idée, il fait des maîtres, c’est-à-dire des guides qui éclairent les hommes quand ils sont dans la nuit, tourmentés par leurs passions ou égarés dans l’Histoire. C’est à Salzbourg qu’il a conçu le projet d’une œuvre, dont Trois Maîtres serait, en termes d’architecture, le fondement ou le premier pilier. Il l’appellera les Architectes du monde (die Baumeister der Welt) . Elle comprendra d’autres volumes, bâtis comme celui-là, sur la comparaison entre trois génies, de nature différente, mais également bénéfiques à l’humanité. Son choix est très subjectif – jamais Zweig ne se lance dans un projet sans s’y impliquer de tout l’élan de sa sensibilité. Aussi en a-t-il tracé le plan selon ses affinités et ses attirances, en termes d’amour. Dans tous ses essais, sa rigueur d’analyse ou de documentation n’a d’égale que sa passion – l’écriture lui permet de vivre en osmose, le temps d’un livre, avec les créateurs qu’il admire et dont il éclaire sa propre vie et la nôtre.
En 1925, il publie Le Combat avec le démon (Der Kampf mit dem Dämon) , qu’il a également écrit à Salzbourg, trois portraits de poètes maudits, de langue allemande : Hölderlin, Kleist, Nietzsche.
En 1928, ce seront Trois poètes de leur vie (Drei Dichter ihres Leben) : Stendhal, Casanova, Tolstoï.
Enfin, en 1931, La Guérison par l’esprit (Die Heilung durch den Geist) : Mary Baker-Eddy, Mesmer, Freud.
Comme Plutarque qui, dans ses Vies parallèles , décrivait simultanément un Grec et un Romain pour souligner, dans leurs oppositions et leurs parentés, un certain type d’homme, Zweig utilise la comparaison comme un éclairage. Pour un portraitiste, cette manière de jouer des contrastes et des harmonies est un secret plastique. « La comparaison, écrit Zweig dans son introduction au Combat avec le démon , nous a toujours paru un élément fécond, créateur, et nous l’aimons en tant que méthode parce qu’elle s’applique sans violence. Elle enrichit dans la mesure où la formule appauvrit ; elle rehausse toutes les valeurs en provoquant des clartés par des reflets inattendus et en entourant d’espace profond, comme un cadre, le portrait qui se dégage. » Loin d’ériger cette méthode en système, il propose ses exemples, trois esquisses lumineuses, à notre réflexion. Ses triptyques sont des invitations au rêve, à la méditation. Employant un « nous » de modestie, qui cache un « je » subtil et passionné, il se définit lui-même comme « psychologue par passion, créateur volontaire » et affirme n’exercer son art qu’« au gré de ses affinités profondes ».
Kleist, Hölderlin et Nietzsche, il les a choisis – en opposition totale avec ses Trois Maîtres qui sont des « créateurs de monde », des constructeurs – pour leur inquiétude primordiale, cette force de destruction qui les habite et qu’il appelle leur démon. « Sans lien avec leur temps, incompris de leur génération, ils passent comme des
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