Stefan Zweig
patriotisme, serait-il littéraire.
Le triptyque s’ouvre sur son Dostoïevski , qu’il a écrit dans la tourmente, puisant du courage dans cette vie infiniment plus triste et douloureuse que la sienne, dont il admire plus que tout l’achèvement dans une œuvre. Dostoïevski est le modèle de l’écrivain qui a construit un monde à l’échelle d’un univers intérieur, avec ses rêves, ses peurs et sa folie. Le plus russe de tous les Russes, il a créé des situations, des personnages universels dont la force dépasse celle des héros ordinaires. Le but de Zweig est de montrer qui, véritablement, bâtit le monde, et en vertu de quoi. Dans un renversement des valeurs usuelles, il propose à l’admiration de ses lecteurs non des soldats, des rois, des empereurs, des hommes d’action, mais des artistes – ici des écrivains. Eux aussi sont des combattants, mais de l’ombre, ils se sont battus pour leurs idées, battus pour leurs rêves. Leur énergie lui apparaît être au service de l’homme. Au lieu de détruire, ces héros-là construisent. Ils offrent une œuvre de paix à la planète. Parce qu’ils ne font pas couler le sang pour preuve de leur puissance, ne fomentent pas de guerres pour imposer leurs idées, souvent les hommes les ignorent ou les méprisent. Beaucoup meurent méconnus, dans l’indifférence, avant que leur œuvre ne fasse son chemin et ne trouve sa place dans ce qui devrait être le paradis des peuples, cette vieille Europe couverte de cicatrices et de plaies toujours rouvertes.
Le deuxième portrait que trace Zweig est celui de Balzac. Cinquante feuillets splendides, à la gloire du grand écrivain français. Il compare Balzac à Napoléon : ce que l’un, le politique, le guerrier, a accompli les armes à la main, l’autre, l’artiste, l’a fait avec de l’encre et une plume. Tous deux également inspirés, également géniaux, ils ont créé des mondes avec une force et une imagination hors du commun. L’un, avant d’être arrêté dans sa course, a rêvé et fait l’Europe en disloquant ses frontières, l’autre a écrit La Comédie humaine , tout aussi immense, tout aussi ambitieuse que l’œuvre de Napoléon mais qui a, elle, le mérite d’être éternelle. Le monde de Balzac existe pour chacun de nous, dit Zweig, Autrichiens ou Français, Anglais et Allemands, chacun peut y trouver sa manne, et nul ne saurait nier la générosité, la compréhension, ni le grand amour de l’homme pourtant par fois médiocre et souvent malheureux qui écrit cette œuvre.
« Chacun a son Rubicon, son Waterloo, écrit Zweig des personnages de La Comédie humaine . Les mêmes batailles se livrent dans les palais, dans les chaumières, dans les tavernes. […] L’ambition intérieure agit en sens inverse du nivellement extérieur. Aucune place n’étant réservée pour personne, chacun ayant droit à tout, les efforts des individus se décuplent et la diminution des possibilités se traduit par un redoublement d’énergies. » Naissance de la société moderne : la passion de Balzac, selon Zweig, est de décrire l’énergie « comme expression de la consciente volonté de vivre ». « Que cette énergie soit bonne ou mauvaise, qu’elle soit dépensée efficacement ou gaspillée, Balzac n’en a cure, pourvu qu’elle soit intense. L’intensité, la volonté est la seule chose intéressante, car elles relèvent de l’homme, tandis que le succès et la gloire ne sont rien, tant le hasard seul les détermine. » Analysant au passage quelques personnages fétiches de l’auteur, Vautrin ou Rastignac, avec un éblouissant brio, il poursuit la démonstration qui lui tient à cœur. Prouver que l’homme peut forcer ses limites, chercher et trouver ailleurs que sur des champs de bataille des exemples à la volonté de vivre. Et, dans ce domaine, conclut-il, Balzac est « l’exemple le plus grandiose d’une volonté créatrice […] en marche vers l’inaccessible. »
Le troisième volet du triptyque appartient à Dickens. Contrairement aux deux écrivains précédents, ce dernier a été adulé, respecté, vénéré durant sa vie. Ses contemporains se sont arraché ses livres, ont suivi, comme des feuilletons tirés de leur propre famille, les aventures de David Copperfield, de Nicolas Nickleby ou d’Oliver Twist. A l’image du ciel bleu après l’orage, le monde s’offre avec Dickens un moment de paix, explique Stefan Zweig. « Jamais au xix e
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