Stefan Zweig
extraordinaire au milieu de professeurs ordinaires », ainsi qu’il l’appelle dans un des chapitres de La Guérison par l’esprit , en jouant des titres universitaires qui lui furent toute sa vie refusés – le professeur extraordinarius est, on le sait, peu de chose à Vienne, comparé au professeur ordinarius –, Zweig attache une importance extrême à ses travaux et n’a pas attendu l’après-guerre pour lui rendre un hommage appuyé. Dès 1908, l’année de Thersite , il lui adresse chacun de ses livres pour lui dire son admiration puis sa fidélité. Peu d’écrivains peuvent comme Zweig se déclarer amis de Freud depuis la première heure, avant même la fondation de la Société internationale de psychanalyse. Zweig n’a jamais douté de la portée du message freudien ni de sa vérité. En 1920, date de leur première rencontre à la Berggasse, dans la célèbre antichambre, l’année de la parution d’ Au-delà du principe de plaisir , un des ouvrages les plus controversés de l’auteur, il lui écrit ces mots : « J’appartiens à cette génération d’esprits qui n’est redevable presque à personne autant qu’à vous en matière de connaissance, et je sens, avec cette génération, que l’Histoire est proche où votre exploration de l’âme, d’une si considérable importance, deviendra un bien universel. »
Il lui dédicacera un exemplaire de Trois Maîtres , « au Grand Guide dans l’Inconscient », et lui dédiera son Combat avec le démon , qui est de tous ses livres le plus intime, le plus susceptible d’intéresser un psychanalyste : « Au professeur Sigmund Freud, à l’esprit perspicace, au créateur et à l’inspirateur. » Il lui rendra visite à plusieurs reprises, seul ou avec des amis qu’il lui amène, comme Romain Rolland ou Jules Romains ou, plus tard Salvador Dali ; il lui écrira régulièrement, Freud répondra à chacune de ses lettres comme à chacune de ses visites par un mot courtois, chaleureux parfois, et Zweig, fidèle jusqu’à la fin, prononcera un jour à Londres sur sa tombe une oraison funèbre. Mais il ne se sera jamais couché sur le célèbre divan du docteur Freud. Même si – et peut-être, parce que… – il avait certainement beaucoup à lui dire.
A Jules Romains qu’il tutoie et qui est, de tous ses amis européens, le plus proche par l’âge et le cœur, qui le félicitait sur son Combat avec le démon , et relevait non sans malice la parenté de l’auteur avec ses prestigieux modèles, il confie : « Je suis au fond un homme terriblement passionné, en proie à toutes sortes de sentiments violents. Je n’arrive qu’à force de maîtrise à un comportement plus ou moins sensé. » C’est un aveu des plus rares et des plus surprenants, quand on connaît sa réserve et que seule pouvait provoquer une grande intimité avec son interlocuteur. Zweig est un homme d’une extrême pudeur, parle peu de lui et s’efforce de renvoyer une image maîtrisée de son être.
Ses conflits sont violents, et le plus souvent refoulés – un terme qui, il le sait, est une des clés de la démarche freudienne. Il le reconnaît lui-même : il est victime, comme toute sa génération, d’une morale répressive et hypocrite qui, se fondant sur cet axiome que naturalia sunt turpia (les choses naturelles sont honteuses), condamne tout élan vital, sexuel, hors du droit chemin du mariage, à la clandestinité. Dans ses souvenirs, il consacrera un long chapitre, « Eros Matutinus », à ses regrets, à ses rancunes : il se plaint encore, à soixante ans, du poids des contraintes qui ont pesé sur sa jeunesse, entravant ses libertés, l’obligeant à des dissimulations, à des cachotteries, et faisant de lui un adulte contrit et plein de complexes. Il reprochera à son éducation et à la société qui fut la sienne de lui avoir dicté mille interdits et, en l’opprimant, de lui avoir refusé ce dont il ne jouira jamais, « le sentiment de la confiance en soi et de la sécurité intérieure ». Les angoisses de Stefan Zweig, ce qu’il appelle son inquiétude fondamentale, ont évidemment leur source dans son adolescence bourgeoise. Il ne s’affranchira jamais de la tutelle morale de son époque et de son milieu. Les principes de sa jeunesse l’ont marqué au fer rouge, et s’il se rebelle contre toute atteinte à ses libertés, si chèrement acquises, il n’en est pas moins meurtri, et a le sentiment de mener un
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