Stefan Zweig
météores, rayonnant d’une brève lumière dans les ténèbres de leur mission », ce sont des possédés – esclaves de leurs hantises, ils finissent dans le suicide ou la folie – mais aussi des magiciens. Ils laissent chacun une œuvre, sorte de diamant noir dont l’éclat le fascine et renvoie une autre image de l’humain, plus dangereuse, plus effrayante, aux prises directes avec l’au-delà, avec l’infini. Dans ce livre, on sent Zweig impliqué, torturé lui-même par ces histoires de démons : « comme si la nature avait laissé au fond de nos âmes un peu de son ancien chaos dont nous ne pouvons nous défaire…, le démon c’est le ferment qui met nos âmes en effervescence ». On le devine fraternel, il partage avec ces splendides héros de l’esprit un mal de vivre profond, une inquiétude dont malgré ses efforts il ne peut se défaire. Balzac, Dickens, Dostoïevski lui en imposaient. Kleist, Hölderlin, Nietzsche lui tendent la main, il communie avec leur destin tragique. Il ne se contente pas de les admirer, il les aime et se range – modestement – de leur côté.
Opposant aux poètes démoniaques – qu’habite un démon –, les anti-démoniaques, dont Goethe lui paraît être le prince, reprenant l’opposition classique des apolliniens et des dionysiaques, des amateurs de beauté pure et de désordre inspiré, des hommes qui cherchent et construisent l’harmonie et des hommes qui sont la proie de leurs peurs, de leurs obsessions, on le sent déchiré, hésitant. Lui-même, tellement éduqué, tellement policé, n’est-il pas sur la voie que Goethe a tracée, celle qui conseille de régler son compte aux démons et conduit à la paix intérieure ? Tourmenté par ce que Friderike nomme ses fantômes, il peine à pacifier les tendances contradictoires et sombres qui souvent l’envahissent à son tour, tels ces poètes maudits dont la personnalité funeste lui est familière et l’attire. En dépit d’une apparence bourgeoise et d’un style maîtrisé, Zweig, qui admire les esprits positifs, constructeurs, puissants, est un artiste fragile, douloureux, et chez qui la sensibilité prime largement l’intelligence ou la raison. Selon sa classification, si l’on veut bien ne pas s’arrêter à la surface des choses, il est un démoniaque . Son œuvre, sa vie le prouveront.
Dans sa manière d’écrire, le feu court à travers les mots, les phrases. Sa prose n’est pas paisible ni sage. Hypersensible, émue, elle suit l’inspiration, le rythme ou plutôt l’arythmie de son cœur. Passionnée, exaltée, elle est finalement domptée dans la douleur.
Trois poètes de leur vie (Stendhal, Casanova, Tolstoï) présente des créateurs qu’il appelle introspectifs, consacrés à l’exploration de leur personnalité profonde et, signe particulier, auteurs d’autobiographies. Le moi est le médium et le centre de leurs ouvrages. La tentative de ces artistes, mille fois répétée à travers romans et pièces de théâtre, récits et essais, sous des facettes renouvelées, changeantes, n’est autre que la représentation de soi. Casanova avec naïveté, Stendhal avec un art consommé de la psychologie, Tolstoï enfin avec une dimension éthique et religieuse. Zweig lève le voile sur les arcanes de la création et les rapports intimes de l’auteur à l’œuvre. Laissons casanovistes, stendhaliens ou tolstoïens méditer sur ces pages où l’analyse atteint les sommets de l’érudition et de la subtilité et jette une lumière inattendue, nouvelle, sur des écrivains trop connus et mal connus. Ce livre intéresse tout autant pour ce qu’il dit des rapports de l’auteur avec le thème de sa trilogie – ce qui, de la vie d’un artiste, passe à l’œuvre, la fonde et la soutient. Zweig, qui écrira un jour son autobiographie, est-il un introspectif ? Ou bien cache-t-il ses démons dans son œuvre, comme le plus sûr moyen de les juguler, de les enfouir encore plus profond, là où les abîmes les absorbent jusqu’à ce point de la conscience où on ne les ressent plus, mais où ils continuent leur travail de sape, efficace et terriblement destructeur ?
L’introspection, en vérité, n’est pas son fort, et il suffit de lire Stendhal, Casanova, Tolstoï pour comprendre, à son ton et à son style, qu’il ne s’y est pas autant impliqué que dans le livre précédent. Sa pudeur le gêne, comme son éducation. Il se regarde rarement dans le miroir, mais
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