Stefan Zweig
salon du Kapuzinerberg : Béla Bartók, Alban Berg, Bruno Walter, Richard Strauss, Maurice Ravel s’assoient au piano de Friderike. « Combien de bonnes et claires heures de conversation nous apportait le souffle de chaque été », se souvient-elle, nostalgique. Jamais assemblée n’a été aussi brillante, aussi éclectique, aussi harmonieuse que grâce au pouvoir rassembleur de Zweig, à sa recherche continuelle d’échanges fraternels.
Côté français, des amis auront manqué Salzbourg : Georges Duhamel, l’auteur de La Chronique des Pasquier et des Scènes de la vie future – un intime pourtant, et l’un des artisans les plus fervents de l’amitié franco-allemande ; Roger Martin du Gard, dont Zweig suit avec attention la rédaction des Thibault depuis 1922. Il aime ses personnages, l’atmosphère de tristesse et de fatalité. Antoine, le héros des Thibault , se suicidera. Son frère Jacques et les autres figures du roman-fleuve, pris dans la tourmente de l’Histoire et confrontés à un destin maléfique, renvoient aux démons de Zweig.
En France, Zweig connaît bien d’autres écrivains, rencontrés à l’occasion de réunions littéraires, de congrès ou de déjeuners qu’il provoque souvent de son propre chef, afin de découvrir l’auteur d’un livre qu’il aime. Il connaît André Gide, Julien Green, André Maurois, entretient avec eux des relations cordiales, mais ils ne font pas partie du cercle des intimes, ceux qu’il considère comme ses frères en écriture. A ce cercle, déjà vaste, où voisinent des personnalités fort diverses, appartiennent deux autres écrivains français : Jules Romains et Jean-Richard Bloch. Avec l’auteur de Lévy et d’ Et Cie – la saga d’une famille d’industriels alsaciens –, Zweig partage un même tempérament fiévreux et prophétique, un fond d’inquiétude qui met un voile sombre sur l’existence. Ce sentiment, à l’opposé du pessimisme clair et raisonné de Martin du Gard, plonge ses racines dans leur judaïté. L’un et l’autre sont des hommes tourmentés, hantés par une lointaine, inexprimable culpabilité, et qui souffrent d’être au monde. Que l’Histoire s’en mêle et vienne rajouter à ce malheur d’être, n’est qu’une fatalité de plus dans un tableau déjà sombre. Le pressentiment obscur d’une catastrophe habite ce qu’ils écrivent l’un et l’autre. Bloch et Zweig se sont compris et appréciés, communiant dans l’idée que la littérature n’est pas un divertissement, un art destiné à produire de la beauté, mais doit servir une cause supérieure, une foi. La politique les séparera : pour Bloch, qui collabore à la revue Clarté , seul le progrès vaut que l’on se batte pour lui, il s’engage dès après la guerre, avec ferveur, sous la bannière communiste. Zweig ne croit, pour sa part, qu’en la liberté de l’individu, la foi qu’il veut défendre est une internationale humaniste, il redoute trop le despotisme et le fanatisme des idéologues ou des politologues pour suivre Jean-Richard Bloch. Comme avec Romain Rolland plus tard, l’amitié ne résistera pas à leurs divergences, face au monstre communiste. Bloch et Rolland s’engageront, épingleront le drapeau rouge sur leurs poitrines. Zweig s’en gardera comme de la peste et le fossé se creusera entre eux, inexorable, jusqu’à rompre un dialogue fécond et chaleureux.
L’autre ami français, avec lequel il est lié depuis l’heureuse époque de Verhaeren, est Jules Romains. Romains ne cesse d’écrire des romans qui se fondent sur l’amitié. Jallez et Jerphanion, des Hommes de bonne volonté , ne sont pas encore nés, mais Bénin et Broudier, les « Copains », disent l’importance qu’il accorde à la fraternité. Pendant la guerre, pacifistes mais solidaires des drames de leurs patries, Romains et Zweig ne se sont pas vus. Mais le poème « Europe »
Europe ! Je n’accepte pas
Que tu meures dans le délire.
Europe ! Je crie qui tu es
Dans l’oreille de tes tueurs.
Ils auront beau mener leur bruit ;
Je leur rappelle doucement
Mille choses délicieuses.
est resté gravé dans le cœur de Zweig comme dans celui de Romains l’appel fidèle et désespéré d’ A mes amis français . Reprenant contact dès le retour de Zweig à Paris, ils ne rompront plus la chaîne. Grands voyageurs, ils se verront en France – à Paris, dès qu’il arrive, Zweig téléphone à Romains et court
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