Stefan Zweig
Zweig. Le premier à inaugurer la chambre d’amis est Pierre Jean Jouve, en 1921. Franz Masereel, James Joyce, Arthur Schnitzler, René Arcos lui succéderont. Comme la maison, malgré son allure de château, compte peu de pièces, la plupart des hôtes iront loger au Grand Hôtel qui surplombe les eaux de la Salzach et permet de contempler, sur l’autre rive, la vieille ville et la forteresse, l’Osterreichischer Hof. Seul Romain Rolland, en 1923, occupera le domaine le plus privé de la demeure : soucieux de rendre hommage à celui qu’il appelle encore « Maître », Zweig lui cède sa propre chambre et son bureau. Lui-même partagera exceptionnellement en cette occasion la chambre de Friderike. Pendant près de dix jours, il sera aux petits soins pour Rolland, dont la personnalité délicate nécessite menus soignés, plaids et couvertures, feux constants dans les cheminées. Même en août, sur le Kapuzinerberg, quand le soir tombe, l’humidité s’infiltre dans les murs, Zweig veille à la température, et pour distraire son hôte français, trie ses invités sur le volet. Rolland dînera avec Arthur Schnitzler et avec Paul Stefan, le directeur du festival. Tous les soirs au concert, les deux hommes dorment tard le matin, et ne partagent qu’après le déjeuner l’intimité du bureau où leur conversation s’étend à tous les domaines de l’esprit. Les chats d’Alix et de Suse se pelotonnent sur les genoux de Romain Rolland, qui s’indigne qu’« un poète puisse ne pas aimer les chats ! », et Rolf ronfle aux pieds de Zweig : ce tableau de famille ne se renouvellera pas, car Rolland, très fatigué, ne reviendra plus dans la ville de Mozart. Les deux écrivains se reverront à Vienne, en mai 1924, pour le soixantième anniversaire de Richard Strauss. Occasion leur sera donnée de « strausser » le soir ensemble, selon le mot de Zweig : ils ne manqueront pas un concert. Zweig, à la demande de Rolland, servira d’intermédiaire pour organiser une rencontre avec Freud. Ils se reverront à Paris à plusieurs reprises et à Villeneuve, près de Genève. Ils se reverront en Allemagne, lors de conférences communes. Mais c’est à Salzbourg que Rolland réussit à convaincre Zweig de ne plus l’appeler Maître : « Nous sommes tous des apprentis ! », lui dit-il.
Avec René Arcos, directeur de la revue Europe , auteur de L’Ame essentielle et de La Tragédie de l’espace , ils se tutoient et s’appellent « mon vieux ». Friderike, sur le conseil de son mari, a traduit deux livres d’Arcos, Le Bien commun et Médard . Comme l’auteur de Médard , personnage jovial et sympathique, ne parle pas allemand, leurs conversations se déroulent exclusivement en français. Arcos, Parisien dans l’âme, amoureux de Montmartre et de Montparnasse, initie Zweig à l’argot. A Paris, il l’aide, selon sa propre expression, à s’encanailler, lui sert de guide dans le dédale des bars et des bistrots. Un soir de tristesse, Zweig lui écrira sa « nostalgie du temps où il avait trois femmes par jour… ». La bonne humeur d’Arcos, sa trempe populaire, jointes à une immense culture de lettré, font de lui le meilleur des compagnons et l’un de ceux qui aident le mieux Zweig à lutter contre son penchant à une tenace mélancolie.
Le rire de Paul Valéry aura, lui aussi, résonné dans la haute et austère demeure de Salzbourg. De l’auteur de La Jeune Parque , Zweig apprécie au plus haut point l’humour. Avec sa courtoisie tellement française, ses dons éblouissants de poète et l’extraordinaire souplesse de sa conversation, il est un hôte délicieux, que Zweig, en retour, ne manque pas d’aller voir quand il passe par Paris.
Thomas Mann, Emil Ludwig, Franz Werfel – et son épouse Alma Mahler – dîneront chez Zweig à plusieurs reprises ou seront reçus pour le thé. Tandis que le festival bat son plein, la maison du Kapuzinerberg retentit de voix innombrables, aux accents multiples et contrastés. Chez Zweig, comme dans les rues de Salzbourg en été, on parle allemand avec l’accent de Vienne, de Munich, de Berlin, de Prague ou même de Varsovie. On parle allemand avec l’accent yiddish : Cholem Asch sera parmi les fidèles convives de la maisonnée. On parle français, bien sûr, avec les amis français, anglais avec Joyce et avec Rabindranath Tagore, italien avec Toscanini. Arturo Toscanini n’est pas le seul musicien à honorer de sa présence le
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