Stefan Zweig
attendant que tombe le couperet. Et comme le dénouement ne tarde pas, on peut lire le livre jusqu’au bout, d’un trait – en moins d’une heure, pour les plus courts. En deux heures ou trois, pour les plus prolixes. Il s’en dégage cette « essence filtrée », si difficile à décrire, mais que sait reconnaître un vaste cercle de lecteurs et plus encore, de lectrices. Une petite musique sur fond de fable éternelle.
Le succès de Zweig va modifier sa vie, en accélérant son rythme, multipliant ses déplacements, en le forçant à répondre aux demandes de plus en plus nombreuses de son public, aux quatre coins de la planète. Il aimait voyager – « L’Errance ! écrit-il à Hermann Hesse en 1922. Elle vous régénère de fond en comble. Je me suis juré de ne plus rester longtemps en place tant que mes jambes pourront me porter ». Il voyagera plus qu’il ne l’aurait désiré, en homme pressé à la Paul Morand, courant de Paris à Londres, de Moscou à Madrid, de Berlin à La Haye, pour rencontrer ses lecteurs, signer ses livres à s’en paralyser le poignet, d’un club à une librairie et une bibliothèque, mesurant son talent à la lumière de son succès. Il devient une sorte de star. On ne le reconnaît pas dans la rue, mais en voyant son nom sur son passeport, le contrôleur du chemin de fer ou le gérant de l’hôtel où il descend le saluent ou lui demandent un autographe. La gloire a ses revers. Zweig a désormais tellement d’obligations, qu’il regrette le temps béni de sa jeunesse, quand il n’était pas encore célèbre et se contentait de rendre visite à des écrivains connus. Il trouve que le vedettariat le vieillit avant l’âge. Il n’a plus le temps de flâner, en vient à rêver à ses débuts littéraires. Zweig a coutume de souffrir même dans le bonheur. Son fidèle démon lui gâche les beaux jours : « Je suis un peu fatigué de la littérature, écrit-il à Franz Masereel, en 1925 ; encore un livre et encore un et la vie passe, la jeunesse disparaît et l’on écrit de plus en plus de livres ! […] le succès, le “devoir” deviennent une chaîne, une chaîne dorée […]. De tous les auteurs que je connais, je suis celui qui exècre le plus son soi-disant succès. »
A se savoir fêté et applaudi, il éprouve un vertige. Il se croit trop gâté, pourquoi le destin le favorise-t-il, lui, quand d’autres (il pense à Joseph Roth) sont méconnus, dans le besoin et dans la peine ? Un sentiment d’irréalité aggrave son malaise. Ainsi qu’il l’écrit en 1927 à Friderike, il serait temps, à quarante-cinq ans, d’« essayer de vivre le monde au lieu de le décrire ». La littérature qui a été pour lui un moyen lumineux de communication, mieux, de communion, un pont entre les hommes, met un écran désormais entre ses rêves et la vie. « Je suis plein de méfiance envers cette littérature qui n’en finit pas, ce n’est pas un état naturel quand on manque d’ambition. Moins j’entends parler de mon reflet St. Z., et plus je suis Moi : je voudrais l’être un jour à cent pour cent. » Le succès public de ses livres renforce son angoisse à s’affirmer. Plus que jamais, le rêve de l’unité s’éloigne. Zweig s’empêtre dans l’engrenage, ne peut plus reculer et, comble de l’ironie, se voit prisonnier de cette littérature, passion de sa jeunesse que les années transforment en profession. Un peu de la joie d’écrire s’est évanouie, la gloire venue, en cristallisant ses élans. Serait-il en train de devenir vieux ? « La publicité énerve la vie, dit-il en 1927, surtout quand on ne la ressent pas comme un surcroît de bonheur. […] Ah ! si je pouvais retrouver ma légèreté, mon insouciance d’antan !… »
Presque toutes ses lettres à Friderike, entre 1924 et 1929, s’achèvent par ces mots, « Profite de l’existence ! », « Profite de la vie ! », comme s’il lui intimait l’ordre de réaliser ce dont il est incapable – jouir des bons moments, dans leur simplicité. Il a beau se sentir aimé – tant de lecteurs au monde ! –, il souffre de se sentir enchaîné. Il avoue à Franz Masereel trouver difficilement « l’heureuse excitation », et ressent d’autant plus le besoin de s’isoler entre deux conférences, entre deux congrès, deux séances de signatures. En 1925, fuyant Salzbourg et ses envahisseurs du mois d’août, il s’en va soigner à Zell-am-See, à
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