Stefan Zweig
qu’il aura lui-même incitée et promue. Joseph Roth, qu’il aurait voulu sauver de ses démons, le désarroi et l’alcoolisme, écrira en un été à ses côtés La Marche de Radetzki . Tous lui garderont reconnaissance.
Il n’y a chez Zweig nulle jalousie de la jeunesse, aucune peur de voir s’éveiller autour de lui des talents nouveaux. Cet homme ne se définit jamais en termes de rivalités ou d’oppositions. L’amitié est le seul aiguillon qu’il connaisse. Et dans l’amitié, il n’est qu’une seule source, un seul cœur battant : l’admiration.
Un ténébreux portrait
Un fossé sépare le rêve de Zweig d’une Europe unie et fraternelle du spectacle d’un après-guerre où les tensions, les rancunes et l’esprit de vengeance constituent l’air du temps. L’Autriche, dépecée au traité de Saint-Germain, au point que la tête seule, Vienne, subsiste d’un corps tout entier redistribué, a été rayée du rang des puissances et réduite à l’état de province. Profondément humiliée, elle a été bien plus que l’Allemagne punie pour sa défaite : les hommes politiques européens, et en particulier français, peuvent se vanter de l’avoir terrassée. Clemenceau, Masaryk, Stefanic, Beneš, ligués contre le vieil empire catholique, ont eu raison de lui.
A l’aube des années vingt, l’inflation et la misère réveillent le spectre de la révolution. Les Autrichiens ont craint que leur jeune et fragile république ne tombe entre les mains des Rouges, mais les efforts de Mgr Seipel, le chancelier chrétien-social, ont ramené l’ordre économique et le calme social, et depuis 1926, une relative stabilité politique rassure les citoyens. Pour la première fois depuis le début de la guerre, il est permis de vivre dans un climat de paix retrouvée. Cette parenthèse de douceur sera de courte durée, tant pèse sur ce petit pays, qui s’appuie à une Allemagne toujours grande, un lot d’incertitudes : entre ses enfants rebelles, les nations slaves qui se sont séparées d’elle et la renient, et sa cousine germaine, la Prusse, caressante et gourmande, toujours portée à resserrer leurs liens de famille, quel sera l’avenir de l’Autriche ? Chacun s’en inquiète à Vienne et à Salzbourg, comme dans les sept autres minuscules Länder qui constituent la nouvelle république.
Zweig, qui se défend de tout chauvinisme, n’a pu échapper au sentiment d’humiliation ressenti par ses compatriotes ni à cette anxiété des années futures, qui vient obscurcir les meilleurs moments présents. Il sent bien qu’il habite une maison fissurée dont les fondations craquent, à la merci du moindre souffle. La politique n’a jamais été sa tasse de thé ; dans les eaux troubles de l’entre-deux-guerres, elle lui inspire le plus profond dégoût. Cet homme que l’admiration propulse et qui ne fréquente que les gens, les artistes, qu’il estime au plus haut, est plein de mépris pour une engeance coupable de tant de maux : les hommes politiques.
C’est dans ce profond malaise autrichien qu’il conçoit et rédige son Fouché : le portrait de l’homme politique « tel qu’il ne devrait pas être ». S’il est allé chercher en France le prototype du Prince selon Machiavel, dirigeant rusé, calculateur et inusable, alors qu’il aurait pu écrire un Metternich , personnage familier à son premier public, c’est que Fouché détient le record de longévité au pouvoir, et de souplesse dans l’art de le garder. L’ancien séminariste, élève des oratoriens, député de Nantes, ami de Robespierre, eut certes le plus étonnant des parcours : Jacobin, il vote la mort au procès de Louis XVI, se taille une réputation de boucher à Lyon, et confirme à Paris son premier rôle au sein de la Terreur. Il fait tomber la tête de Robespierre, puis rallie le Consulat. Ministre de la Police de Napoléon, et l’un des piliers de l’Empire, il aidera Louis XVIII à revenir sur le trône, hésite aux Cent-Jours et redevient ministre à la Restauration. Quel homme, mieux que Fouché, pouvait offrir à un écrivain tableau plus riche en couleurs et en péripéties, où le cynisme ne le cède qu’à l’égoïsme, la ruse à l’opportunisme, sous couvert de raison d’Etat ?
Zweig brosse un portrait psychologique plus qu’historique. Il ne s’attarde pas aux détails, va à grandes guides selon son habitude, s’attachant à éclairer les choix
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