Suite italienne
Buonaventuri revenait par les rues après une soirée de fête au palais Strozzi. Il avait beaucoup bu et ne se sentait pas solide sur ses jambes. La nuit d’été était sans lune, mais le mari de Bianca pouvait se diriger presque automatiquement. Il avait si souvent parcouru ce même chemin dans des circonstances analogues.
Il venait de franchir l’Arno au pont Santa Trinita et apercevait déjà, dans l’ombre, la forme trapue de son palais, sa porte en ogive et ses larges fenêtres grillagées de fer. Soudain, une troupe d’hommes bondit sur lui, la dague haute, en criant : « Tue-le. » Avant que le malheureux n’ait pu seulement se reconnaître, il s’écroulait à terre, la gorge traversée de plusieurs coups de dague.
Leur coup fait, les hommes de Roberto Ricci s’enfuirent, laissant sur place le cadavre. Au soleil levant, un maraîcher du Val di Pesa, qui apportait ses légumes au Vieux Marché, le découvrit et donna l’alerte. On ramena Pietro à son domicile, où sa femme, apparemment éplorée, et les servantes le lavèrent, le vêtirent et l’exposèrent sur un lit de parade.
Après quoi, Bianca, de noir vêtue, tenant par la main sa petite fille, s’en alla au palais Pitti implorer justice contre les assassins de son époux. Le grand-duc Cosme la releva avec bonté, l’assura que tout serait fait pour lui donner pleine et entière satisfaction… et classa l’affaire. D’ailleurs, ayant donné à la cour ce superbe exemple de vertu conjugale, Bianca n’eut pas le mauvais goût de revenir à la charge. Elle se hâta d’oublier Pietro pour se consacrer entièrement à ses ambitions.
Un projet d’envergure lui était venu, né de l’amour sans cesse grandissant que lui portait François : celui de se faire épouser et d’être un jour grande-duchesse de Toscane. Pietro était mort et la santé de l’archiduchesse Jeanne n’était pas des meilleures. Cela laissait place à bien des perspectives.
De son côté, Jeanne d’Autriche ne voyait pas sans colère ni indignation l’influence que Bianca avait sur son mari. François ne cachait aucunement ses amours, et l’archiduchesse, sans cesse humiliée, réduite à l’état de mère poule par des maternités successives, sentait la haine et la rancœur gonfler son âme contre la Vénitienne qu’on lui avait donnée comme dame d’honneur. Celle-ci le lui rendait au centuple et ne perdait pas une occasion de desservir la princesse auprès de son époux.
Ponctuellement, depuis le mariage, Jeanne avait donné sept enfants à son mari : un garçon, Filippo, qui, de petite santé, ne vécut pas vieux, et six filles dont l’une, Marie, devait, en épousant Henri IV, devenir reine de France.
Ces nombreuses grossesses avaient épuisé le corps débile de la princesse dont, en outre, le moral n’était pas des meilleurs. Elle cherchait dans la religion la consolation de ses misères, mais sans parvenir à en effacer l’amertume. Délaissée, bafouée, écrasée par le luxe insolent de sa rivale, Jeanne, au surplus, ne se sentait plus en sécurité derrière les murs cyclopéens du palais Pitti. La mort de Cosme 1 er lui avait ôté son meilleur défenseur et d’être devenue grande-duchesse ne la rassurait pas. Un fait significatif devait renforcer ses craintes : les deux sœurs de François, Lucrèce, duchesse de Ferrare, et Isabelle, duchesse de Bracciano, avaient toutes deux été assassinées par leurs maris, l’une par le poison, l’autre étranglée. Et comme Jeanne déplorait le sort tragique de ces belles jeunes femmes et faisait prier pour elles, François, hors de lui, s’était écrié un soir :
— Si vous pleurez encore ces deux sottes-là, je vous enverrai les rejoindre, et un peu vite !
Comment ne pas être terrifiée devant une telle menace ? Certes Jeanne craignait pour sa vie et non sans raison. Elle sentait Bianca à l’affût derrière chacun de ses gestes, épiant, attendant son occasion…
Au début de l’année 1578, comme elle attendait son huitième enfant, elle se sentit à ce point lasse et malade qu’elle ne pouvait plus se déplacer sans aide : il fallait la porter d’une pièce à l’autre, ou au jardin pour respirer un peu d’air. Or, un matin où elle se rendait sous les ombrages de la colline de Boboli où s’adosse le palais, les gens chargés de porter l’espèce de chaise dans laquelle elle se faisait véhiculer la lâchèrent si malencontreusement, en plein escalier, que la
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