Suite italienne
malheureuse Jeanne dévala en roulant tous les degrés de marbre. On la ramassa à moitié morte. Quelques heures plus tard, elle faisait une fausse couche et expirait dans d’affreuses souffrances.
Ces porteurs maladroits avaient été introduits, peu de temps auparavant, dans le service de la princesse par les soins de Bianca elle-même.
Le chemin était libre, désormais, entre l’ambitieuse et la couronne grand-ducale. Débarrassé d’un père gênant et de sa femme, François, désormais seul maître de la Toscane, proclamait son intention d’épouser sa maîtresse. Les choses s’aplanissaient devant Bianca grisée de joie et d’orgueil. Est-ce que la Sérénissime République de Venise, sa patrie, qui l’avait reniée, pourchassée, méprisée hautement, ne venait pas d’effectuer pour elle un de ces retournements spectaculaires dont les politiciens de Saint-Marc étaient coutumiers ? Elle avait adopté la fille séduite en la proclamant sa « fille très particulière », ce qui lui donnait rang de princesse. Quant au père, ce Bartolomeo Capello si cruellement offensé jadis, il venait de faire le voyage de Florence tout exprès pour embrasser son enfant et assister, si faire se pouvait, à son couronnement. Le glorieux chemin du trône s’ouvrait devant la Vénitienne.
Pourtant, au milieu de cette euphorie, quelques ennemis, noirs présages de drame, se préparaient à jouer les trouble-fête. Le premier était le propre frère de François, le cardinal Ferdinand de Médicis. Quand il avait appris le futur mariage, il avait explosé de fureur :
— Il faut que vous soyez fou, mon frère, pour donner comme maîtresse à Florence la suivante de votre femme, une catin poissée de sang dont la ville entière connaît les exploits…
— Je ne suis pas fou et vous ordonne de vous taire ! Ou bien vous vous inclinerez devant la nouvelle grande-duchesse ou bien vous partirez, mon frère ! avait riposté François hors de lui.
— Inutile de me le conseiller ! Mes équipages sont prêts et je regagne Rome. J’ai trop le respect de ma robe cardinalice et celui du souvenir de ma mère pour assister à une telle comédie. L’adoption de Venise ne change rien. Même couvert d’or, un mulet ne devient pas pur-sang. Ni Florence ni l’Autriche n’accepteront ce mariage.
Et il était parti avec un dernier haussement d’épaules, à la vue de quoi François avait cru étouffer de fureur parce qu’il sentait que le cardinal n’avait pas tort. Mais peut-on lutter contre un tel entraînement de passion ? François était envoûté par Bianca. Et c’était ce dont se rendait parfaitement compte l’autre ennemi de la future princesse, un ennemi singulièrement puissant et redoutable : le peuple de Florence dans son intégralité, ainsi que l’avait prédit le cardinal.
Dire que les Florentins n’aimaient pas Bianca serait faible. On la haïssait, pour son orgueil et son avidité, avec une extraordinaire violence. On l’exécrait tellement qu’il n’arrivait rien de mauvais dans la ville sans que la responsabilité n’en fût attribuée à celle que Florence appelait la Strega (la Sorcière).
Malgré les menaces et les arrestations, la maîtresse du prince ne pouvait sortir en ville sans recevoir des pierres. Le débordement haineux était tel que François en tomba malade et dut aller passer quelques jours à l’île d’Elbe pour se remettre. Il savait qu’il aurait dû renoncer au mariage, mais il n’était pas capable de résister à Bianca. Et elle voulait être grande-duchesse ! Le 12 octobre 1579, les cloches du Dôme carillonnèrent à la volée pour le couronnement de la nouvelle souveraine. Les canons tonnaient, les cloches de la cité sonnaient, le peuple emplissait les rues. Mais son immense voix se taisait et la police s’efforçait d’effacer à la hâte les graffitis injurieux, orduriers même, qui couvraient les murs de la ville sur le passage du cortège et jusque sur les marches de la cathédrale…
Devant cette énorme et muette réprobation, le grand-duc pensa qu’il valait mieux délaisser un moment le palais Pitti.
François et Bianca s’installèrent dans l’une des magnifiques villas médicéennes qui, avec leurs merveilleux jardins, ponctuent la campagne toscane. Ils délaissaient Florence, son peuple au bord de la révolte et ses ruelles dangereuses pour vivre agréablement au grand soleil, en pleine nature. Mais pris entre ses études de chimie et
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